dimanche 1 juin 2014

[Rétro-lecture] Christian Prigent, La Belle Journée (Chambelland éditeur, 1969) [3/3]

Un grand merci à Christian Prigent d'avoir pris la peine de ressaisir le texte de son premier recueil - quasiment introuvable aujourd'hui -, dans lequel il ne cite André Breton que pour mieux en prendre le contrepied, n'ayant de cesse de dégonfler les idéalismes. Avec Denis Roche, entre autres, la poésie est bel et bien devenue inadmissible : "Da ta gorge il faudra arracher ce poème poreux comme une amygdale qui t'étouffe"... C'est le moment de se rappeler une phrase de Ceux qui merdRent, située à la fin de la section sur Denis Roche : "après le congé à l'humanisme (l'inadmissibilité de la poésie), le refus de toute ligne de fuite utopique ("je n'ai rien à dire que ma violente action d'écrire"), [...] la littérature s'ouvre à la nudité insensée du monde et c'est à la fois intenable et désespérément voluptueux" (P.O.L, 1991, p. 173).
Tout ce qui "porte le beau nom d'humanisme" faisant partie de la galerie du temps perdu, dans cette dernière partie, voici que pointe le carnavalesque - avec clin d'oeil à Jarry, naturellement...  /FT/









V- FAÇONS DE DIRE


COMPLETEMENT RINCE

« Moll Flanders qui vit auprès de moi fait la baratte doucement sans gêne ni plaisir. Remue-ménage pourtant dans ma vie de clous semés dans les orties. Il n'est pas que toi, ma belle, pas que toi, ni mon mouchoir de fine batiste, ni ma glande thyroïdale qui aient pu me placer le cou dans la dérive pour te rincer la bouche lentement, rincer le sang tous les matins au pied du lit, rincer la peau pleine de suie le soir, rincer la vie qui hausse le nez au-dessus des moutons, rincer. Rincer les torchons, les cuvettes, les faits-divers et vivre près de toi à une vitesse limitée plantant des choux poilus pour exister un peu. Hélas, je perds mon lait dans la bastille des horloges et contemplant tes hanches au rebord de mes livres, je flanque à la poubelle mon plasma fumigène et mes rêves esclavagistes, puis le vertige, celui qui suce et qui aspire porte ton nom : Bonne Flanders, molle à tout faire. »







PETIT SOUBRESAUT

à Pierre Chabert

« Mort aux vaches, dis-je. A quatre pattes entre les radis verts, j'écoute pousser les mousses hallucinogènes. Je les touille avec les dents. puis je m'attaque aux différents légumes durs afin qu'ils pleuvent. Ça ne marche pas fort. Touille donc. Touillons, mon vieux Chabert.
J'ai de belles larves dans les oreilles et ma taille se guêpe dans un corset de sang léger. J'attaque encore. Mais Betterave reste debout sur la tranchée. Navet rentre la queue entre les jambes. Je lèche. Avec ferveur avec Bouillasse je copule. Et vous, belles limaces ?
Tout cela n'est, comme d'habitude, qu'un peu de temps perdu. (Tel tout ce qui — ici, citation, et je ris — « porte le beau nom d'humanisme »). Maintenant quelques obus, un peu de mort à mort et
vlan
vlà quça rpart
ici les escrabouzillés
les touillés les rires idiots
les ventres surexposés
et toujours cette sécheresse
et cette vulgarité sans faille des légumes
(vos gueules,
pleuvez !)
encore un vieil orgasme comme on n'en fait plus et je touille et je lèche et je lèche et je touille et je sens monter dans la lèche et la touille la merveille des canines (le bruit, la fatigue, l'élasticité !) dans le pis de la vache de mes rêves de mousse...
et je pense soudain qu'il faut manger l'homme sale vache
sale vache sale vache
tant qu'il est chaud »
« JE TUERAI TOUT LE MONDE ET JE M'EN IRAI »

... avec l'ombre, le corps parfaitement, je
m'approchai :
Tout un chapitre de ses seins, épave, belle page oscillant sur la mer. Elle, dans la mansarde dépliée, lisant que « le meilleur, c'est un sommeil bien ivre sur la grève » — puis moi, jamais lassé, dans la parole rassemblé, à ses genoux griffant, nouant un jeu d'aiguilles, torturant, — un plomb, une bête à fourrure, un amoncellement sur le globe oculaire — le nerf cognait,
nous, Madame, protocolaire le geste fixé dans l'aristocratie de cinq heures du soir, occultâmes cette minute pleine de
mer de merde de
réminiscence et
le poème alors ?

(après la mise à mort
dans ton vrai sang et
la cendre du lieu cerné
je m'en irai
je mens
je m'enfermerai dans la poreuse
pesanteur)







COMPILATIONS

... les lignes dans les rouages, la trace dans la bourbe, multiplient le séquestre — femme, près de moi attentive et les seins butés contre la vitre, je te cherche. Un mot m'attend, bandé, sanglant, sanglé. Si dans les glaires je le dis, comme déchire la guerre la serpillière brûlée d'une géographie mentale, si tournant météores, si aimantant non aimanté, s'il troue la page où je te nue assoiffée t'ébattre dans l'inextric ronceraie chiffrée, à l'infâme distance romanesque,
si le grotesque, si en scène l'obscène texte, ce qui perce tes seins, jaillit ciseau et à sa forme modulé, dans une neige affriolante tu

mordras — érotisme, parade de pierres sculptées, éthérise les textures burinées pour mourir — à plein le haut de vie,

(un texte s'ouvre, dérapé dans les marges, plus que texte, rué comme Angkor Vat, où s'investissent d'autres amorces...)








LA POURSUITE

reste à traquer les orbes, les filles grillées dans les allées d'euphorbe — midi : le temps ; une bonace nasse les feuilles sur leur axe, les haches vissées dans le suint séché. Au lieu d'un site rassemblé, le pisteur mal d'aplomb dans la vasque, équilibré dans les équidistances, ongles, angles, branchages, planté dans quatre perpendiculaires ... (ici, une légère balancée des branches) ... sent soudain s'arracher les cimes, le récit dégrafer un filigrane de nervures, innerver dans les marges, où les haies lumineuses, les eaux plates, cernent les mouvements traqués, les femmes effacées par la lisière enfin lisible.
(Dessous : la souille, les sarcomes, et pas un signe qui semonce, pour la Braille).









ICARE

au rire du Mam

Sa cervelle de toilette étant sale il prit donc son cerveau à barbe celui qui gratte quand on l'embrasse se rinça la bouche de sa langue brûlée recracha ses cinq sens et balança le tout à la ferraille ce qui fit kling klang s'aperçut alors que sa gueule était rouge et ses mains noires et se mit à rire d'être tout beau tout mort lisse en gelée ayant mangé à l'orange l'enfant idiot d'en face fait un canard à sa femme dont le rein le rein le rein trop aiguisé par le désir monta si haut si haut que couic tout beau tout mort lui ses ailes de géant firent des nœuds l'empêchèrent de marcher et il tomba tomba tomba salissant dans le céleste paysage sa belle vulgarité de mâle mais sa serviette de toilette étant sale on l'a vu il dut prendre son cerveau à barbe et se rasa si fort qu'il se trancha la gorge ce qui fit couic








VI - LE SOIR




SEULE

Elle se lèche. Les petites pattes commencent à remuer de contentement. On la regarde avec étonnement. Encore quelques minutes et le ciel s'assombrit. Une détonation. On ne répond plus de rien. Elle espère qu'on ne la découvrira pas. Mais des yeux argentés la cernent. Elle sera pendue, étouffée par le pelage naissant du frais plaisir, bousculée dans les pierres comme un os, épluchée, par vivre concernée.



Je suis à la limite de lampe mais elles
parfois ignobles cessent c'est
cette attente à fleur de mots d'un peu de
sang ou de tendresse fanée ou de participation à
l'éclosion de moi (elle
se fait toute seconde bulle remous émoi paresse)
quelle ignorance est mienne et cette
immobilité qu'ils disent silence ou conclusion du
corps là où l'esprit commence mensonge mensonge
ou du poème mensonge ce serait ce ne serait rien
que leur parole ensemencée empoisonnée ou
non non non et dont
rien d'autre qu'une griffure qu'un brisure d'ongles sur le bois des
tables ou la paume ou la cage des idées parfois ne ferait
comme aux bornes de la lumière les ciseaux
levés brillamment : cette
envie d'embrasser ou
de mordre
qui meurt avec un cri de tulipe rouge
entre des jambes de femme ivre




Nous serons presque tout entiers dans l'ampoule
quand elle éclatera
ce qui restera ne nous ressemblera pas
nos mains mettront la camisole
il y aura un rire de dément ou de cheval blessé
et tous deux presque sans voix
dissous parmi les heures convulsives
le sang fuira dans les coursives
on ne calculera même pas la gîte
nous serons quittes d'avec le temps

et pas beaucoup de bruit
quoi qu'on en dise








AVANT SOMMEIL

Cri poussé comme un œuf
sa progéniture est de mouches
entends bouillir les acnés blancs
dans la menstrue de nuit

futaille thoracique
le groin d'effroi cognant
quels noirs d'étable dans
l'œil de jument saillie

à la lampe gratter
gratter proche du sang la peau
dans la mansarde incendiée
le bruit de grues du soir
hâle les pages maîtrisées.







LE DROMADAIRE LE SOIR

Le soir le dromadaire se ramasse à la pelle, l'onctueuse bête dont oscille mon sommeil, le cou qu'on saute comme la passerelle molle du réel, l'hésitation avant de vivre, la souple allure d'anthropoïde balancée dans les brisures de la journée compacte. Bref, la belle bête...

Hélas, il y a aussi le gromadaire. Le gromadaire, c'est juste le format au-dessus. Je veux dire l'Idée. Quelque chose comme un surmâle à quoi tend la rumination close de la bête droguée.

L'hebdromadaire, lui, en a sept. De bosses. Chiffre sacré ? Une chaque matin (introïbo ad altare...). Et qui rayonnent comme des dents. Ou des ciboires. Ne pas confondre donc le gromadaire avec l'hebdromadaire, tous deux de noble race, mais l'un ange, l'autre bête, multiple bête religieuse.

Et, sur l'autre versant que lorgne le destin, le traumadaire, bête sans face, pustule hargneuse, à la sale démarche de diablesse.

Cela est la couleur de mon rêve quand je m'endors dans l'étroite gueule européenne. Chaloupe, chaloupe, nuages de ce sang qui au rythme de la bête oscille et ronfle : le mien.











TABLE



I. Le Matin...........................4
II. Exemples de faune...........17
III. Exemples de flore...........24
IV. L'Après-midi..................29
V. Façons de dire.................35
VI. Le Soir............................42





LA BELLE JOURNEE
de Christian Prigent
huitième titre de la collection « Le Pont de l'Epée »,
achevé d'imprimer le 15 mars 1969
sur les presses de Guy Chambelland,
éditeur en son mas de La Bastide-d'Orniol (Gard)
a été tiré à
trente exemplaires sur chiffon
numérotés de I XXX,
ornés d'un dessin de ROBERT TATIN,
et 300 exemplaires sur gros papier cuir
numérotés de 1 à 300,
le tout constituant l'édition originale










Dépôt légal : 1er trimestre 1969

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