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mercredi 9 juillet 2014

[Recherche - actualité] Présentation du fonds Christian Prigent à l'IMEC, par Typhaine Garnier


Abbaye d'Ardenne (Calvados)



 Christian Prigent a confié ses archives à l'Institut mémoires de l’édition contemporaine en 2012. De nouveaux dossiers sont arrivés depuis : « La Vie moderne », « Les Enfances Chino », « Épigrammes » de Martial et « SILO » (essais et entretiens mis en ligne sur le site de POL). En complément des archives personnelles, l’IMEC constitue une bibliothèque d’étude regroupant les livres de Christian Prigent et les travaux universitaires portant sur son œuvre. Ressource extrêmement riche pour l’étude de l’œuvre prigentienne, le fonds offre aussi un matériau historique considérable sur l’activité des réseaux poétiques et artistiques « avant-gardistes » ou « expérimentaux » auxquels Christian Prigent participe depuis les années 1970.


L’archivage en bref : des cartons à l’inventaire

Après la phase de découverte (ouverture des cartons), il s’agit d’établir un « plan de classement » du fonds. À l’IMEC, les archivistes s’efforcent de respecter autant que possible les choix de classement opérés par les auteurs. Ce principe fut ici relativement facile à appliquer, car Christian Prigent a donné des archives ordonnées. Vient ensuite l’étape du reconditionnement : élimination des matériaux fortement dégradables (agrafes, trombones) et remplacement des chemises d’origine par des contenants en matériaux neutres. À chaque sous dossier sont attribués une cote et un code-barres qui permettront la communication des documents aux chercheurs. Ensuite commence le travail de description des archives. On ne décrit bien sûr pas chaque feuillet, mais des ensembles cohérents de documents. Au bout du compte, on obtient un inventaire complet qui doit permettre de se faire une idée assez précise du contenu du fonds.


Analyse du fonds 

Typhaine Garnier
Christian Prigent n’a donné à l’IMEC que les archives de l’écrivain. On trouve donc très peu d’archives familiales (seulement quelques documents « recyclés » dans les livres et les archives rassemblées pour le volume d’entretiens Christian Prigent, quatre temps, paru chez Argol en 2009). On ne trouve pas non plus les archives de l’activité d’enseignement de Christian Prigent. Les plus anciens textes de Christian Prigent présents dans le fonds sont des poèmes de 1963 (année de son entrée en classe d’hypokhâgne à Rennes). Les documents les plus récents datent de quelques mois.

Pour les œuvres littéraires, Christian Prigent a constitué des dossiers particuliers réunissant souvent une grande diversité de documents : notes et brouillons, croquis, documents exploités, correspondance et dossier de presse.
Les travaux sur Francis Ponge forment un dossier important comprenant les brouillons de la thèse La poétique de Francis Ponge (1969-1976), des articles postérieurs et la correspondance échangée avec Francis Ponge sur une vingtaine d’années. L’ensemble concernant l’activité théorique et critique de Christian Prigent réunit en outre un grand nombre d’articles parus depuis le début des années 1970 dans divers journaux et revues.
Les archives « sur la peinture » (désignation inscrite par Christian Prigent sur plusieurs volumineux dossiers) témoignent de l’importance de celle-ci dans l’œuvre de l’écrivain. Elles rassemblent la plupart de ses textes en rapport avec les arts plastiques, mais également des dossiers consacrés à des artistes dont les oeuvres l’ont intéressé, ainsi que des documents sur les expositions dans lesquelles il s’est impliqué.
Un ensemble de carnets et cahiers complète les archives de cette intense production littéraire et théorique.
Christian Prigent, Vanda Benes et Typhaine Garnier
Les interventions publiques de Christian Prigent sont elles aussi richement documentées par les notes préparatoires et les textes de nombreuses conférences, les contrats, les programmes des manifestations, les listes des textes lus, les agendas personnels, ainsi que par de nombreux enregistrements audio et vidéo (les premières lectures enregistrées datent de 1973).
Si le fonds comporte peu de documents sur TXT (les archives de la revue ayant été déposées en 2002 à la Bibliothèque Jacques Doucet), on y trouve en revanche un ensemble important concernant la collection « Muro Torto » fondée à Rome en 1979.
La correspondance comprend des lettres de plus de cent cinquante scripteurs, parmi lesquels figurent des personnalités éminentes, des éditeurs et de nombreux amis écrivains, philosophes et artistes.
Également très fourni, le dossier critique comprend des travaux universitaires portant sur l’œuvre de Christian Prigent ou sur TXT, des documents de préparation des dossiers consacrés à Christian Prigent dans des revues1, ainsi que de nombreux articles de presse.
Répartie dans les différents ensembles, une riche documentation iconographique complète le fonds (photographies d’écrivains et artistes proches, originaux des documents utilisés ou reproduits dans les livres).

Usages des archives

« Je ne me suis bien évidemment pas placé d’emblée dans la perspective d’une conservation de ces paperasses (à des fins « historiques ») », lit-on dans L’Archive e(s(t l’œuvre e(s)t l’archive (IMEC, 2012, p. 13). Les archives données à l’IMEC ne représentent qu’une partie de ce qui a été amassé et écrit par Christian Prigent. 2 Plutôt que le détail de cette genèse, les archives donnent à voir la fabrique prigentienne, le modus operandi habituel par montage et recyclage de documents.3 Déménagements successifs et dégât des eaux ont réduit le volume. Pour les livres écrits depuis l’adoption de l’ordinateur, la plupart des états successifs des textes sont passés à la corbeille informatique. Il en va de même pour les documents utilisés : leur intérêt disparaît généralement une fois qu’ils ont été avalés par l’œuvre. Comme le souligne Christian Prigent, l’importance des lacunes empêche une exploitation strictement génétique des archives qui se proposerait de reconstituer pas à pas la création de tel ou tel livre.

Mais par la diversité des documents donnés à l’IMEC, le fonds n’est pas seulement la mémoire de cette fabrique. Les dossiers de presse constitués très tôt par Christian Prigent et les enregistrements des émissions auxquelles il a participé permettent par exemple d’étudier la réception de ses livres sur plus de quarante ans. À travers les documents relatifs aux diverses interventions  de Christian Prigent, il est possible de suivre la présence publique de l’écrivain depuis la fin des années 1970. On pourra étudier aussi la pratique de la voix grâce aux nombreux enregistrements de travail que l'auteur a lui-même réalisés.

3 juillet 2014 : Yoann Thommerel fait visiter la bibliothèque de l'IMEC à ses invités du colloque de Cerisy, "Christian Prigent : trou(v)er sa langue" (dir. : B. Gorrillot, S. Santi et F. Thumerel)
 

Un échantillon : les archives de Grand-mère Quéquette

        Une exposition d’archives échappe difficilement à la tentation d’esthétisation des « beaux » manuscrits. Entre deux feuillets d’intérêt équivalent, on retient plutôt celui qui a de belles ratures en couleurs. Le choix de montrer les archives d’un seul livre visait à contrer cette tentation.

Depuis sa publication en 2003, Grand-mère Quéquette s’est bien installé dans le paysage littéraire. Situé au milieu du cycle narratif ouvert par Commencement (1989), ce livre a eu et continue d’avoir des échos divers : remarqué dans la presse lors de sa parution en 2003, il a fait l’objet de plusieurs adaptations théâtrales et suscite depuis quelques années l’intérêt des chercheurs. Conséquence de ce rayonnement, les archives de Grand-mère Quéquette sont particulièrement riches : elles rassemblent non seulement des documents montrant diverses étapes de l’écriture, mais aussi des archives « brutes » (images et textes exploités) et de nombreux documents relevant de la réception du livre (lettres, articles de presse, etc.). Elles offrent ainsi un aperçu de la vie du roman, depuis les premières notes pour ce qui s’appelait alors « projet "Cartravers" » jusqu’aux adaptations théâtrales.



Observations
Sur les feuillets de « notes de travail », on voit qu’il y a au départ des textes issus de projets antérieurs (par exemple des « chutes de Commencement »), des documents (le dossier sur l’affaire criminelle constitué par le père de Christian Prigent), un ensemble de motifs, de figures et de sites, des modèles formels4 et des « axes de travail » (« le réel comme crime contre le sens », « le sang noir du réel noie le sens, l’histoire, l’écriture »).
Les plans de Grand-mère Quéquette où l’on reconnaît la structure du roman reprenant la liturgie des Heures montrent le « farcissement » de ce cadre temporel moins par des actions et des péripéties que par des motifs, images et souvenirs littéraires. Les plans de Christian Prigent ne définissent pas d’abord une armature narrative mais listent par chapitre les références littéraires et picturales à intégrer, ainsi que les textes déjà écrits à recycler. On lit par exemple qu’il faudra dans la section I «  Carrache / Tintoret / Poussin », en IV : la « Peste d’Athènes », en VI : le site de « Cartravers (in Commencement) » et le « CRIME = Gadda, Rimbaud, Monet (trou rouge) ». Le plan dessine ainsi un parcours semé de motifs que l’écriture devra traverser, ou plutôt emporter dans son mouvement. Écrire Grand-mère Quéquette, c’est passer de cette liste des motifs au volume foisonnant que l’on connaît.

Comme les autres livres, Grand-mère Quéquette recycle des documents très divers : articles de presse (rubriques des « faits divers » ou de vulgarisation scientifique), notice de médicament, prospectus publicitaires, etc. Cet ensemble de documents glanés au cours de l’écriture du roman montre qu’écrire, pour Christian Prigent, ça n’est pas s’enfermer dans l’accomplissement d’un programme mais au contraire entretenir un état de réceptivité ironique qui permet d’accueillir des matériaux imprévisibles au départ.




1 Java, n° 5 ; Faire part, n° 14/15 ; Il Particolare, n°4/5 et 21/22.
2 « Des étapes du travail sur chaque livre ne reste la plupart du temps d’une part que les premiers cahiers ou carnets […], d’autre part les toutes dernières étapes (sorties d’imprimantes avec corrections marginales), où les éléments montés sont déjà intégrés et homogénéisés par le phrasé d’ensemble. Mais rien qui permette vraiment de suivre pas à pas la fabrication » (L'Archive..., op. cit., p. 12-13).
3 «  […] je suis toujours parti de documents (écrits ou images). Ensuite : extraction des documents de leur contexte [ …] ; insertion dans un autre contexte (le texte en cours) ; articulation à une composition d’ensemble ; et, la plupart du temps, transformation par diverses manipulations rhétoriques, descriptions décalées, commentaires méta-techniques, déplacements homophoniques, etc. À chaque fois dans cet ordre et sous cette forme dynamique : sélection / extraction / insertion / articulation / transformation » (ibidem, p. 18).
4 On lit par exemple : « voir, comme modèle de structure (et articulation carnavalesque des fragments narratifs, poétiques, dialogués…), le Tête de nègre de Maurice Fourré ».

jeudi 27 mars 2014

Plumes d'autrui : les bibliothèques de Grand-mère Quéquette et Demain je meurs, par Typhaine Garnier [Recherche - 2]

Plumes d’autrui

les bibliothèques de Grand-mère Quéquette et Demain je meurs




L’écrivain, comme dit Michaux, a affaire au « rythme des autres ». Version Prigent : « on n’est pas seul dans son estomac » (Demain je meurs, Paris, POL, 2007, p. 23). À la fois subie et orchestrée, cette diversité polyphonique n’est qu’un aspect du vaste recyclage qui est depuis les débuts au principe de l’écriture de Prigent. Celle-ci cherche en effet, contre l’illusion d’un rapport direct au réel ou à l’intime, à exposer et accuser le caractère médiat de notre rapport au monde. Prigent n’a cessé d’insister sur ce point : le sujet de l’écriture « n’est pas la vie nue, la pure substance de l’expérience, un monde indemne de langage », mais « la vie en tant que toujours-déjà, et de part en part, symbolisée. C’est-à-dire parlée par des récits, composée par des images, pensée par des savoirs ».i Pour une sensibilité particulièrement nourrie d’œuvres picturales et littéraires, il ne peut y avoir de représentation juste de l’expérience sans intégration de ces multiples prismes à travers lesquels le monde lui apparaît.

Dans les derniers romans, certaines de ces présences étrangères sont signalées par des « indices ». Il peut s’agir d’une référence à l’auteur (l’indication « en style marotique » conclut par exemple la réécriture d’une épigramme de Marot, Grand-mère Quéquette, Paris, POL, 2003, p.116), au titre (« c’était bucolique » referme la réécriture du début de la première Bucolique de Virgile, GMQ, 305) ou encore à des personnages de l’œuvre convoquée (par exemple les Rannou de La Charlézenn d’Anatole Le Braz, GMQ, 115). Indice plus discret, la seconde réécriture de Britannicus (« Pensée illico […] avec du retour vers les incipits : quoi ! tandis que Bibi s’abandonne au sommeil », GMQ, 277) invite à relire plus attentivement l’incipit du roman, où le vers de Racine était nettement plus défiguré : « Quoi !!!!!!!!!!!!! / Tu dis que ?…………………Nerfs ? / On sapant ?????? Tonnes ????? D’eau ????? Soleil ????? » (GMQ, 11). Et bien sûr on notera la présence des indications bibliographiques à la fin des deux romans (la « bibliographie succincte » de Grand-mère Quéquette suit même le découpage du roman en sept parties).
Il suffit de parcourir ces bibliographies pour voir que Prigent ne s’impose aucune restriction quant à l’époque ou à la « dignité » (culturelle, intellectuelle, esthétique) des matériaux susceptibles de venir nourrir l’écriture. « Les proses sont des éponges capables d’absorber »ii aussi bien Pline ou le « Cantique des cantiques » que « Perrine la servante » ou « Bonjour ma cousine ».iii En réalisant ainsi l’ambition rabelaisienne de « fécondation réciproque » de la culture savante et de la culture populaireiv, l’écriture trace en même temps un autoportrait culturel. Elle se fait le reflet d’un univers intellectuel singulier, marqué par l’influence de deux bibliothèques : celle de la mère, fréquentée enfant (« la comtesse de Ségur, Jules Verne, Jack London, Fenimore Cooper, les feuilletons populaires et les bandes dessinées du début du XXe siècle »), et celle du père, découverte plus tard (« bibliothèque gréco-latine, écrits politiques et «grands classiques » »… plus quelques « modernes »).v
L’effet comique produit par le caractère disparate des références est souvent accentué par une savante hybridation d’hypotextes hétéroclites. Ces compilations intertextuelles produisent des « monstres » littéraires, comme cet art poétique parodique où l’on passe sans transition de Du Bellay à Boileau puis Rabelais :
Tout concitoyen […] ne vomira plus de fond d’estomac paroles de boue comme les ivrognes, ni ne les étranglera de gorge comme grenouilles, […] mais fera patois en grandeur de style, mots magnificents, sentences gravées, audace et variété des figures et autres lumières – en bref : énergie et cet esprit que les vieux Latins, m’a dit mon papa, nommaient genius et c’est bonne mesure pour goûter d’oreilles. Et lettres aux amis, requête aux impôts, odes et virelais pour la bonne amie, […] il les remettra sans cesse au métier, souventes fois les limera et à la manière des ours, à force de lécher, leur donnera forme en façon de membres avec le limpide et bonne grammaire et les élégances. (GMQ, 164)

Parodia sacra et carnaval des classiques

Chez Prigent le dialogue avec la bibliothèque s’établit pour une grande part sur le mode de la carnavalisation. Rabaissement systématique du spirituel au matériel et du métaphorique au littéral, suspension momentanée de l’intelligence et du savoir historique : la réécriture se présente alors comme une lecture ostensiblement idiote de textes prestigieux. Comme tous les textes fondateurs, la Bible constitue pour la parodie une cible privilégiée.vi Les références bibliques abondent dans Grand-mère Quéquette : découpage du roman selon les heures liturgiques, réécriture carnavalesque des psaumes de pénitence (p. 149), parodie des prophéties apocalyptiques (p. 153-157), etc. Dans Demain je meurs, le deuxième chapitre évoque la question du rapport au père à travers la parodie d’un passage de l’Apocalypsevii et le développement bouffon des troisième et quatrième Commandementsviii. La parodie repose principalement sur la transposition en registre familier et l’ actualisation incongrue de l’hypotexte par l’emploi d’un jargon technologique moderne :
La voix : à bas la pierre modelée chair ! À bas les corps figés en plâtre ! À bas types en bronze, albâtre ou airain ou PVC sulfurisé ! À bas quidams en argile, mecs et meufs en stuc […] ! Prosterne pas devant aucune statue, […] dont celle de ton père en militaire sur son dada […] T’agenouille jamais devant mannequins coutelés en bois ou fondu métal ou coulé plastique ou thermoformés en celluloïd ni reconstitués par spectre hologramme ou effet spécial 3D sur console. (DJM, 23-24)
Même rabaissement trivial du sacré dans cette compilation parodique d’épisodes de l’Exode :
Et si c’est la manne de rosée que crache celui qui sait tout, ou son délégué, comme grenadine ou la menthe à l’eau par les meurtrières ou mâchicoulis du donjon des nues, ça va avant tout gadouiller ma raie peignée au milieu et je vois déjà mère qui furibarde. Ou s’il libérait de son colombier cailles, pigeons ou merles ou même sauterelles, termites ou criquets pour te satisfaire les appétits ? Crains plutôt la merde : piafs ça chie beaucoup […] (DJM, 22)

Mais plus encore que de textes sacrés, l’écriture se nourrit de cet autre terreau naturel de la parodie qu’est le panthéon littéraire. Sur ce « versant ensoleillé » de l’intertextualitéix, les réécritures sont aisément perceptibles pour qui « connaît ses classiques » (ses anthologies de littérature), d’autant plus qu’elles se limitent souvent aux débuts et fins de textes célèbres. Elles mettent en œuvre les mêmes procédés de carnavalisation que la parodia sacra, dont le principal est la trivialisation stylistique et thématique du modèle. C’est ainsi que la « Chanson d’Aimé (enfant) » traduit Lamartine en version comptine : « Ah, pouce ! / Pédale douce, / Vitesse du temps ! / Attends ! » (DJM, 102). Dans le « refrain en autoportrait » chanté par le héros de Grand-mère Quéquette en proie à une crise mystique, la « terrasse » où prie le saint des Illuminations (« Enfance, IV ») devient une vulgaire « paillasse » (« Je fais le saint sur ma paillasse »). Puis, couronnant la crise, la célèbre exclamation du Spleen de Parisx est ramenée à un registre plus quotidien : « n’importe où, pourvu qu’hors du monde. Autre : partout sauf ici où ça pue cuisine. » (GMQ, 43). Dans l’épisode du passage du Tour de France, l’habit du gros « moinillon » venu acclamer les héros ressemble singulièrement à celui du « mendiant » de Hugo (« Sur sa bure on voit des constellations mais ce sont étoiles de giclées graillon. », GMQ, 212), et, lors d’une crevaison, on reconnaît « l’Albatros » sous le costume cycliste :
Et que ça claudique au bord du fossé, avec la démarche comme sur des cocos. Géant de la route descendu bécane égale petit vieux à l’os arthritique. C’est à cause surtout, m’informe Grand-mère en veine de technique, des plaquettes fixées pour les cale-pieds sous leurs escarpettes de compétition. Le poète l’a dit : les pompes de géant empêchent de marcher. (GMQ, 228)
La parodie procède parfois à la réduction radicale du modèle. C’est ainsi par exemple que « La conscience » d’Hugo se trouve malicieusement réduite à l’essentiel :
Tu y verrais […] l’œil seul, l’œil unique, le soleil en haut, pareil en bas, vissé au nadir dans la coupe de vase comme en fond de tombe et pendu au croc du zénith des cieux. Il te forcerait à voir en dedans de toi comme dehors partout et il te dirait : qu’as-tu fait de ton père ? (DJM, 223)
Inversement, c’est un Britannicus vidé de son contenu que se récite le narrateur de Grand-mère Quéquette, qui ne retient de la tragédie que les deux premiers et le dernier versxi : « quoi ! tandis que Bibi s’abandonne au sommeil, faut-il qu’ils soient tous là à guetter son réveil, et que Pluton au ciel cochonne les abîmes, sur le parage où flotte odeur de sang de crime ? » (GMQ, 277).

La bibliothèque latine est elle aussi familièrement revisitée. On reconnaît par exemple un pastiche d’Ovide  dans la métamorphose de la 2 CV en hyène fétide :
Là où fut capote, peliçon advient, on sait pas encore si décapotable. […] L’essieu huile ses coudes, le pneu déchiquète : tiens, voilà dla patte avec de la griffe pas en caoutchouc. Là où furent phares, gare ! : crocs jaunes d’après festins, ivoires oints de pourri. (GMQ, 82-83)
Plus loin, Prigent complète un tableau champêtre avec le début de la première Bucolique de Virgilexii, dans une transposition vaguement homophonique : «  Plus haut sont des scènes de vie pastorale dans l’air agricole et Tityre patule pittoresquement sous tegme de fage : c’est très reposant. » (GMQ, 100). Le même texte fait ensuite l’objet d’une réécriture moins reposée (c’est une lettre de Trochon à Mona), mélange de transposition homophonique du texte latin et de parodie carnavalesque :
Sous les fleurettes, de la pastourelle dit qu’il lui propose de la mener nue (deux fois souligné) au frais du bocage et que comme gage c’est d’oser paraître au petit berger ému du pipeau. Puis avec l’infant de se patuler sous le flegme ami d’un fage empourpré par ces voluptés. Après : le babil et agaceries dans les aiguillettes, sous l’œil amoureux de Trochon son Pan à elle en privé, pas loin dans la haie grimé en mouton. (GMQ, 305)

Bien évidemment, une telle désinvolture envers les « maîtres » ne s’explique pas uniquement par le goût de la provocation (qui cela pourrait-il choquer ?). La parodie potachique chez Prigent n’a pas non plus d’intention critique : le rire ne s’exerce pas aux dépens du texte parodié mais naît du contraste entre l’hypotexte noble et la langue triviale et anachronique de l’hypertexte. À l’inverse, l’idée selon laquelle la parodie, loin de détruire, renforce et consacre le modèle n’est pas plus pertinente ici. La relation parodique chez Prigent est plus complexe, dans la mesure où la réécriture carnavalesque a justement pour ambition de dépasser cette « consécration » pour produire une véritable « réanimation » des œuvres parodiées. Il s’agit, par la distorsion parodique, de défamiliariser les classiques et de faire en sorte qu’ils continuent à travailler l’écriture et à être travaillés par elle.xiii À propos de l’utilisation de tableaux dans ses romans, Prigent explique qu’il cherche à « déjouer la solennité » du modèle en le réanimant de façon farcesque.xiv Il en va de même avec les œuvres littéraires : la désacralisation est aimante, et la véritable cible de l’écriture est donc moins le corpus classique que la vénération stérile de ce corpus. Prigent tient d’ailleurs à distinguer sa propre relation à la littérature du passé de celle des spécialistes comme de celle qui caractérise selon lui les écritures « postmodernes ». S’il estime important de « continuer à lire les anciens autrement que dans une perspective universitaire archéologique »xv, il déplore par ailleurs dans certains aspects de la littérature contemporaine une perte de « profondeur » dans la pratique de la réécriturexvi ainsi qu’une tendance au déni de l’héritage.

Salut les intimes


À côté du jeu carnavalesque avec les références religieuses et les auteurs consacrés, le dialogue se noue également avec ces auteurs qui, par la forme ou l’esprit, ont stimulé le désir d’ « en faire autant ». Ainsi s’installe dans les romans de Prigent une bibliothèque personnelle – celle des « modernes » que le fils livre aux foudres du père fictionnel dans la « leçon de littérature »xvii. Il peut s’agir de modèles d’écriture parodique : on a alors affaire à des réécritures doubles où la parodie de textes sérieux s’écrit à la manière de Rabelais, Jarry ou Queneau. Dans l’épopée des « Douze », par exemple, la parodie de la poésie communiste prend l’accent de la poésie mirlitonnesque de Jarryxviii (« Un intermède épique à Saint-Brieuc-des-Choux./ Le monde entier parvient même au fond de ces trous. », DJM, 71) et du Queneau de Chêne et chienxix (« Ton père en ce temps-là était adjoint au maire […] / Emilienne activait au Secours populaire », DJM, 83). Ces deux « maîtres » du décervelage sont par ailleurs fréquemment convoqués : « La passion considérée comme course de côte » (qui figure dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton) est un hypotexte privilégiéxx ; dans Demain je meurs, le début de l’ « intermède 1 » (à la « Fêt’ de l’Aub’ nouvelle ») xxi rappelle malicieusement la « chanson du décervelage » (en surimpression du « défilé » de Boris Vianxxii). L’affreux sadisme des bonnes gens dans Grand-mère Quéquette connaît des raffinements typiquement ubuesquesxxiii :
Mais pour que la fête soit complète, faudrait ouverture avec braillements et cris de navrés comme auparavant sous tenailles et fers ou un temps sur roue avec cassage d’os et distraction des jointures de membres par trait de roncin : ça serait bien bon […] (GMQ, 117)
Les élucubrations métaphysiques de comptoir à la Queneauxxiv, les désopilantes verbigérations spéculatives de Brissetxxv et les zuteries rimbaldiennesxxvi complètent le programme de cette « cure d’idiotie ».
La bibliothèque personnelle dont se nourrissent les romans de Prigent n’est pas cependant entièrement bouffonne. Un autre Jarry, celui de l’Amour absolu, s’invite par exemple dans ce paysage aux janiques « renforcées d’abeilles pour piquer plus dur » et fougères « avec les pustules d’orange au verso » (DJM, 18).xxvii La Bretagne littéraire de Prigent porte aussi les traces de Louis Guilloux, dont les personnages et les drames « défilent » dans cette vue de la baie de Saint-Brieuc à vol d’ULM :
T’es là, mêmes endroits, figures ça défile. Tu entends Maïa, Maïa la goton, après le suicide, crier : « Quê qu’t’as fait là ! Pour de quoi ? » […] Arrache. Décolle. Survol toute vitesse en panoramique. […] Piqué sur Palante, la petite bicoque vers la Croix-Pichon. Vol plané grand large sur falaises d’Hillion, les grèves, la Granville. Un coup de fusil : Palante pantelant, collé dans la vase. Rase-motte ULM : Pigeon-Blanc, maçons, les compagnons. (DJM, 170)
Lexicalement, thématiquement, rythmiquement, Rimbaud est quasi omniprésent. Conséquence d’une imprégnation profonde, il s’agit d’une forme d’intertextualité non concertée, c’est-à-dire qu’elle ne consiste pas dans la transformation délibérée et massive d’un autre texte mais fonctionne par réminiscences et signaux. On retrouve par exemple dans Grand-mère Quéquette la « nichée » de chiens de l’ « Alchimie du verbe » (GMQ, 86), les « barbes d’épis » des « Assis » (GMQ, 188) et la « hyène » d’Une Saison en enfer (« Tu resteras hyène, récrie le démon », GMQ, 88). On entrevoit le « paysage » de « Mes petites amoureuses »xxviii, décomposé et recomposé autrement : « Ces pâles hydrolats s’en vont en paresse vers le haut du fond où bleu bave beige dans vert pâlichon et réciproquement. » (GMQ, 100). Mais c’est aussi toute la comédie de la régression (l’aspiration à l’animalité ou à la fusion avec la matière), thème récurrent chez Prigent, qui révèle l’inspiration rimbaldienne.xxix Réponse bouffonne à l’interrogation de « Mauvais sang » (« Quelle bête faut-il adorer? »), l’ « éloge du cochon » dans Grand-mère Quéquette (p. 139-140) joue ainsi la farce de la fascination pour la condition animale. Même jeu dans Demain je meurs, lorsque l’enfant reprend haleine au bord du Doux-Venant. L’écriture compile ici plusieurs poèmes de Rimbaud : cela commence par une amplification du « Mangeons l’air » des « Fêtes de la faim » : « Enfin de l’air. […] Salut, dehors ! Re-bonjour espace ! Un godet, une tasse , tout un bol : goinfrons ! » (p. 206). Viennent ensuite des bribes de la « Comédie de la soif » : « Va fondre où elle fond. Va où le ru gît au pied des osiers. Va où l’eau pourrit sous l’affreuse crème » (p. 208). Puis une réduction des « Fêtes de la faim » (« Hume, tâte et mange. La terre et les pierres. Les rocs, les charbons, le fer. Le venin des lis. », p. 209) se poursuit en parodie du « Dormeur du val » (« Poil des graminées. Aigre du cresson. Humm très bon. Colle face contre terre. Que la glèbe t’englobe. »), dont le premier vers déformé résonne au début de la « Chanson » : « La glèbe, c’est un trou / de vulve velue où » (p. 209).
Mais les « salut ! » vont aussi à Artaud (« ça sent l’être » xxx, GMQ, 27, 35), Beckett («Mais n’anticipons pas » ; « fin première bobine »xxxi, GMQ, 31, 48), Novarina (« Il le fait », GMQ, 56, 260), etc. Ce sont parfois les auteurs eux-mêmes que Prigent convie comme figurants dans son roman : sur la scène de Grand-mère Quéquette apparaissent ainsi, burlesquement travestis, un Cadiot déguisé en « Monsieur Karim, en fait c’est Olive, ou voire Olivier, en costume de planches devant et derrière, et lui compressé en sandwich dedans », suivi de Novarina (« le ptit Valère, mioche savoyard qui corne son babil de classe dangereuse pour nous astiquer âtres et cheminées », GMQ, 102). S’ils n’apparaissent pas sur la scène de la fiction, Breton (« Dédé Breton », GMQ, 54) et Jarry (« l’oncle Alfred », GMQ, 226) sont traités avec la même familiarité.

L’écrit qui ne colle jamais


Envisagée à présent dans ses rapports avec le projet narratif, la réécriture s’enrichit de nouveaux emplois. Comme les tableaux, les textes étrangers viennent parfois lancer ou relancer le récit, en le faisant avancer « sur des bases autres que mimétiques ou expressives».xxxii C’est ainsi que Grand-mère Quéquette est « lancé » par une distorsion du premier vers de Britannicus. Les textes extérieurs sont des «réservoirs de figures, de sensations, de scènes »xxxiii  convoqués pour reformer l’expérience et la rendre étrangère : le « vécu » est retaillé selon d’anciens patrons présentant une certaine affinité avec les motifs biographiques. Bien plus que l’intertextualité sous forme de clins d’œil et de citations ponctuelles, ce recyclage donne lieu à des réécritures assez étendues.
L’entrée en scène de Mona-Aurore, dans Grand-mère Quéquette, est ainsi une transposition burlesque de « La Charlézenn » d’Anatole Le Brazxxxiv. Les Rannou du récit original sont devenus les frères Blivet et l’innocente Marguerite Charlès « l’onzelle Aurore », dont le portrait est recomposé à partir d’éléments tirés du texte de Le Braz :
l’œil pur couleur d’avril, teint clair couleur de mer. S’en sauve souple et belle comme sainte de chapelle, cavale sous crinière de buisson ardent flammée de violine avec dessous des dents d’éclat de dix-huit ans et du relief ou c’est épatant surtout vers l’avant […] et son pas sonne gai sur le granité malgré la bouillasse […]. (GMQ, 111, nous soulignons)
La réécriture procède à des dégradations stylistiques qui trivialisent et modernisent l’hypotexte : « on salue la meuf » « moumoutée d’hyacinthe », « l’héroïne sex bomb dla paroisse » (GMQ, 111). Sous ce travestissement stylistique, néanmoins, les passages retenus sont suivis d’assez près : le fléchissement de Mona, par exemple, est une traduction fidèle (en « langue Prigent ») du texte original.xxxv
Plus loin, Prigent met en scène le questionnement identitaire à travers la parodie d’un épisode de Perceval, avec la grand-mère dans le rôle du noble chevalier. « Pas neuf, le gag » (GMQ, 174), donc, mais le texte de départ est ici considérablement augmenté dans une amplification bouffonne qui en déploie les potentialités comiques.xxxvi L’interrogation qui commence comme suit s’étend sur près de deux pages :
T’es qui, dit Grand-mère par espièglerie, toi qu’on voit passer parmi le lopin ? Quoi comme galopin ? […] Suite de l’interpelle : qui t’es, chiffonnier ? Nomme-toi, petit pomme ! Parle ! Déclare matricule ! Arbore abattis avec numéro ! On t’appelle qui ? Courage le Kiki ! (GMQ, 173-174)
Au lieu des trois noms mentionnés par un Perceval plutôt sûr de lui, la réponse du « Bibi déconfit » s’étend comiquement par une prolifération délirante des identités :
Grand-mère, je sais pas. [...] Chiffonnier c’est moi. Romano pareil. Galopin souvent. Untel par temps d’inadvertance. […] Pot’ coz ou Vri-tongn péjoré Vri-lous parmi les Bretons. Et, ad libitum : Monfils, Monfiston, Monfi, Lefrangin. C’est d’un compliqué, tout ce dérapé des identités ! Sans compter les suites, paraît, même après. Mon ci ou mon ça (chéri, con, vieux, amour, cochon, salaud, lapin…). Papa si j’ose le pas. Tonton par induction. Patron, rêvons-pas. Maestro, c’est trop. Papy on se calme. (GMQ, 174-175)
Dans Demain je meurs, le conte du Graal fournit la trame d’un autre récit de rencontre : celle des futurs parents du narrateur. Ici Prigent emprunte au conte également sa langue, la parodie se doublant donc d’un pastiche d’ancien français. Chrétien de Troyes donne l’incipit : « ce fu au tans qu’arbres foillissent et le oisel en lor latin au matin cantent doucement. » (DJM, 302). S’ensuit une série de substitutions comiques : Emilienne dans le rôle de Perceval « guerpit sa maison » pour « querre un ostel u herbergier ». Dans le rôle de la « veve dame » on trouve « Dame vedve Bœuf, nee Juliette Larose », propriétaire de l’appartement à louer, où Emilienne rencontre le beau « bachelier Aimé, l’ueil bloi, meche blonde en bataille». Un second hypotexte se glisse alors à la suite du premier : il s’agit toujours de l’histoire du Graal, mais dans la version de Robert de Boron, à qui Prigent emprunte quelques formules pour conter l’ « enamorment » d’Aimé et d’Emilienne.xxxvii
Sur le même principe, l’entrée en scène de Louis Guilloux (p. 171) transpose et réagence les éléments d’un hypotexte célèbre : l’évocation des visites de Swann au début de la Recherche du temps perdu.xxxviii En faisant passer le verbe « arroser » d’un emploi figuré au sens propre et en l’associant aux « rosiers » évoqués plus loin, Prigent remplace « le grelot profus et criard qui arrosait […] de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne […] qui le déclenchait en entrant « sans sonner » » par : « qui tire la cloche, il prend toute la flotte des rosiers en voûte qui ornent au-dessus. ». Au geste que fait la grand-mère (chez Proust) pour réarranger les rosiers, comparé à celui d’ « une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis » fait écho cette remarque sur la chevelure du visiteur : « Sonne donc, le clampin, c’est shampoing gratuit : ça fera pas de mal à ta tignasse. ». Si Prigent allège ironiquement la phrase proustiennexxxix, dans l’annonce de l’identité du visiteur il allonge au contraire l’épisode :
C’est le pillouër, l’arsouille, le clodo, avec sa bouffarde et sa grande écharpe genre Aristide Truc, le roucouleur nul pour les parigots. » Mais encore, Mémé ? « Vous savez bien qui : çui qui pose bohème et pond du bouquin sur le populo pour divertir les aristos.xl
L’accueil est singulièrement dégradé par rapport à celui que l’on réservait à Swann : au lieu d’une grand’tante « toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin » et « parlant à haute voix » par politesse pour le visiteur, c’est une grand-mère qui « file bouder sur ses botocoats dans son officine, avec ronchonné en parler breton sur les fréquentations ». Et au lieu d’un narrateur allant dire « qu’on apportât les sirops » : « Maman renfrogne sec : faut sortir les tasses. » Dégradation, aussi, dans l’apparence du « client » : « cache-nez de rapin, longues mèches Jésus-Christ ou façon artiste en sous-préfecture […]. »xli Enfin, précision intéressante : Prigent affirme n’avoir aucunement pensé au texte de Proust en écrivant ce passage.xlii

Une autre facette de l’intertextualité est celle qui a trait à l’identité générique des œuvres convoquées. Le passage de Grand-mère Quéquette constitué d’une juxtaposition de débuts et fins de tragédies de Racinexliii met en évidence la durée tragique (une journée) choisie comme cadre formel du roman. De même, la parodie d’une formule du préambule des Confessions de Rousseau (« Je connais mon cœur : il plie, il s’étrécit. […] Et je sens les hommes : ils puent. », GMQ, 317-318) renvoie à la pratique d’une « écriture-confession », à laquelle le personnage de Trochon se livre effectivement dans ces pages. On retrouve ce phénomène d’auto-commentaire par la référence indirecte à un genre dans Demain je meurs avec l’allusion, au sein de la réécriture du Perceval, à la Farce de Maître Pathelin.xliv Cet hypotexte secondaire fait sens ici en tant que référence au genre de la farce (intermède divertissant entre les pièces sérieuses) et à la parodie de languesxlv, exercice auquel Prigent se livre à cet endroit du roman.
Enfin, l’intertextualité présente parfois une dimension que l’on pourrait qualifier de « stratégique » : c’est le cas lorsque, par un effet de pudeur, la parole pathétique est déléguée à l’hypotexte. Dans Demain je meurs, la cruauté prend ainsi souvent le masque de la parodie, comme dans l’aveu  de masochisme par « Héautontimorouménos »xlvi interposé :
Exposons pensées qu’il eut dans sa tête. […] Elles braillent dans ta voix, les criardes. Elles instillent poison dans ton sang. Elles sont la plaie et le couteau, la joue et le soufflet. T’as lus ça où donc ? Et tu te vois toi en moche au miroir où ces mégères te regardent. (DJM, 139)
Dans un esprit voisin, la chanson de Brel « Ces gens-là » vient apporter en sourdine à la scène du repas de « fête » chez les grands-parents une charge supplémentaire de pathétique et de noirceur :
Pas un pipe un mot. Bonsoir le bonsoir. Même pas un « te v’là ». […] Ou t’as oublié. […] Ils sont tous en train de goinfrer la soupe, au moins dans ta tête. Glou glou, slurp, gargouilles, au moins en écho dans ton cyclotron qui touille du pas bon. Ils disent rien, ils lapent, ça fait une cadence, voire une mélodie. Et tic-tac l’horloge comme basse continue. (DJM, 129)
Ultime détour,  la réécriture burlesque du conte breton de « Fantic Loho ou le linceul des morts »xlvii forme une digression qui, par la conversion du macabre en bouffonnerie, met à distance le tragique et désolennise la fin du livre. Pour autant, il ne s’agit pas d’une greffe totalement incongrue, car cette réécriture fait ainsi une place, à la fin du roman, à la matière régionale à laquelle Edouard Prigent (père de Christian) s’est intéressé à la fin de sa vie. La parodie burlesque est donc un détour paradoxalement pudique pour parachever le portrait du père, et le lui dédier, cette histoire de linceul servant de prologue à la dédicace finale :
Si Aimé criait […] : « Rends-moi mon linceul », tu lui rendrais pas : il n’y en a pas, tout fut consumé. Pourtant tu le rends, d’une autre façon : linceul c’est ce livre, on dira plus tard, on dira peut-être. (DJM, 356)

Grimant l’autre en soi-même ou retaillant le costume d’autrui, l’auteur de Grand-mère Quéquette et Demain je meurs jouit de « la puissance d’être à la fois soi et un autre»xlviii. Dans les cas de réécriture massive, il joue de toute la gamme des procédés caractéristiques des « genres officiellement hypertextuels » que sont, selon la terminologie genettienne, le travestissement burlesque, la parodie stricte, le pastiche satirique et le pastiche héroï-comique.xlix Mais l’intertextualité est aussi présente sous une forme plus diffuse. Souvent singulièrement composite et stratifié, le substrat intertextuel n’est pas formé uniquement de textes « suffisamment connus »l pour que le lecteur puisse percevoir tous les effets de réécriture. Tantôt ostentatoire, tantôt discrète voire quasi secrèteli, l’intertextualité dans les romans de Prigent établit une relation subtile aux modèles, les dimensions ludique (« carnaval des chefs-d’œuvre »), esthétique (goût pour l’hétérogène) et culturelle (brasser la mémoire de la littérature) du recyclage des textes n’étant nullement incompatibles avec des enjeux affectifs. L’écriture bricoleuse de Prigent porte ainsi la trace de multiples bibliothèques dont le caractère disparate est précisément ce qui, pour lui, fonde la paradoxale justesse de cette cacophonie.

i Christian Prigent, quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Paris, Argol (Les Singuliers), 2009, p. 153.
ii Ibidem., p. 182.
iii Cf. DJM, 329,238, 339  et GMQ, 213.
iv Selon l’analyse développée par M. Bakhtine dans L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, trad. A. Robel, Paris, Gallimard – NRF (Bibliothèque des idées), 1972.
v Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas, entretiens avec Hervé Castanet, Cognac, Cadex, 2004, pp. 46-47.
vi Cf. D. Sangsue, La Relation parodique, op. cit., p. 111. Dans le premier chapitre de son étude sur Rabelais, Bakhtine retrace l’histoire de cette tradition de la parodia sacra. Cf. L’Œuvre de François Rabelais…, op. cit..
vii « ils ne cessèrent pas d’adorer les démons, et les idoles d’or, d’argent, d’airain, de pierre et de bois », Apocalypse de Jean, 9.
viii « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre» ; « Tu ne te prosterneras point devant elles… ».
ix G. Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Seuil (Poétique), 1982, p. 16.
x « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! » (« Any where out of the world »).
xi « Quoi ! tandis que Néron s’abandonne au sommeil, / Faut-il que vous veniez attendre son réveil ? » ; « Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes ! », J. Racine, Britannicus, Paris, Gallimard, 1995, pp. 43, 126.
xii « Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi », Virgile, Les Bucoliques, I, v.1.
xiii Cf. Ch. Prigent, Salut les anciens / Salut les modernes, Paris, POL, 2000, p. 60.
xiv Ch. Prigent, Le Sens du toucher, Sainte Anastasie, Cadex, 2008, p. 18.
xv Cf. « L’incontenable avant-garde », entretien de Christian Prigent avec Fabrice Thumerel, disponible sur : www.libr-critique.com, série «Manières de critiquer», dossier «Avant-gardes, critique et théorie».
xvi « Le « moderne » ou même « l’avant-gardisme », ce n’est pas la table rase, c’est au contraire le lien maintenu (le lien amoureux : passionné et conflictuel) avec la culture, avec la bibliothèque : c’est l’idée du moderne qui véhicule et refonde la tradition. Naguère Jarry dialoguait avec Rabelais, Joyce avec Homère et Dante, Gadda avec Virgile, Ponge avec Lucrèce et Malherbe. Aujourd’hui Novarina dialogue avec la Bible. Verheggen avec Artaud. L’oubli du moderne est aussi oubli de cela et l’art post-moderniste a souvent transformé la profondeur substantielle de ce dialogue en un académisme de la citation et du collage superficiel. », Ch. Prigent, Ceux qui merdRent, Paris, POL, 1991, pp. 23-24.
xvii Cf. DJM, 181-189.
xviii « À Saint-Brieuc des Choux tout est plus ou moins bête,/ Et les bons habitants ont tous perdu la tête. », A. Jarry, « Saint-Brieuc des Choux », Ontogénie, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1988, p. 25.
xix« Je naquis au Havre un vingt et un février / en mil neuf cent et trois. / Ma mère était mercière et mon père mercier : / ils trépignaient de joie. », R. Queneau, Chêne et chien, Paris, Gallimard (Poésie), 2008, p. 31.
xx On relève en effet de nombreux clins d’œil à ce texte : « on voit golgotha : Tour de France égale tour dur de souffrance où couronne d’épines c’est pneu avec clous. » (GMQ, 210) ; “on guette des gambettes qui bourrent des flancs métalliques en tenant mulet fort par les oreilles. » (GMQ, 226).
xxi « Un dimanch’ matin / (c’est l’été), / On s’est levé tôt, / on s’est s’coué. […] / On a mis sa bell’ / chemisette / Et sa culott’ bleue / la plus chouette. […] / Car c’est aujourd’hui / qu’on y va, / Avec maman, a / vec papa, […] Sur son trente et un / d’apparat. » (DJM, 147).
xxii « Un beau matin de Juillet le réveil a sonné dès le lever du soleil / Et j’ai dit à ma poupée faut te secouer c’est aujourd’hui qu’il pa-as-se », « Le défilé ».
xxiii « torsion du nez, arrachement des cheveux, pénétration du petit bout de bois dans les oneilles, extraction de la cervelle par les talons, lacération du postérieur, suppression partielle ou même totale de la moelle épinière», Jarry, Ubu roi, Tout Ubu, op. cit., pp. 123-124.
xxiv Dans DJM, la « leçon » de métaphysique sur l’âme, pp. 247-249.
xxv « « Qu’ai, qu’ai-je ? Qu’ai que c’est ? Quèque c’est ? C’est que ce ! C’est qu’c’est ! Sec, le sexe ! […] Qué qu’es te ? Quéquette ! » (GMQ, 177).
xxvi « Que rien par mon fait ne produise plus qu’émanations ou explosions ! » (GMQ, 151). Le « Rêve » de Rimbaud (inclus dans une lettre à Delahaye du 14 octobre 1875), commençait ainsi  : « On a faim dans la chambrée – / C’est vrai… / Émanations, explosions. ».
xxvii Jarry écrit : « Les genêts plus bénins, mais artificiellement renforcés d’abeilles. » ; les fougères « fourrées de pustules », Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien, suivi de L’Amour absolu, Gallimard (Poésie), 1980, pp. 135, 136.
xxviii « Un hydrolat lacrymal lave / Les cieux vert-chou / Sous l’arbre tendronnier qui bave ».
xxix « l’âme bestiale ça sonne dans la cloche qu’ont dans leur bidoche comme bourdon farouche de cent sales mouches […] c’est très mauvais sang, vice et pourriture et peinture idiote » (GQM, 146).
xxx « Là où ça sent la merde, ça sent l’être », Artaud, « Pour en finir avec le jugement de Dieu ».
xxxi formules de En attendant Godot et de La Dernière Bande.
xxxii Christian Prigent, quatre temps, op. cit., p. 136.
xxxiii Ch. Prigent, Le Sens du toucher, op. cit., p. 22.
xxxiv A. Le Braz, La Charlézenn, Vieilles histoires du Pays breton, Rennes, Terre de Brume, 1999.
xxxv « Son sourire traviole, zygomatique crispe, elle moufte que rien en langue aux Blivet […]. Mais dedans : gamberge et méditatif. […] Mais on sent au fond comme un clapotis d’ondes de pourquoi-pas-après-tout-faut-voir : marquise de la mouise c’est pas si déchoir. » (GMQ, 126-127). Chez Le Braz : « Tout d’abord elle n’avait écouté les paroles de Kaour qu’avec ennui, le front plissé, l’air méfiant et sombre. Pais peu à peu elle y avait pris intérêt. Finalement, à l’idée de vivre parmi ces hommes simples, dans la grande forêt pacifique et profonde comme une église immense, son cœur s’était fondu. », La Charlézenn, op. cit., p. 34.
xxxvi L’épisode chez Chrétien tient en effet en une quinzaine de vers. En voici une traduction en français moderne : « Mais je t’en prie, apprends-moi par quel nom je t’appellerai. -Seigneur, je vais vous le dire : je m’appelle Cher Fils. – Cher Fils, c’est ton nom ? Je suis persuadé que tu as aussi un autre nom. -Seigneur, par ma foi, je m’appelle Cher Frère. –Oui, oui, je te crois, mais si tu acceptes de me dire la vérité, c’est ton vrai nom que je veux savoir. -Seigneur, je peux bien vous dire que mon vrai nom est Cher Seigneur. – Grand Dieu ! voilà un beau nom. En as-tu un autre ? – Seigneur, non, et jamais assurément je n’en ai eu d’autre. », Ch. de Troyes, Perceval ou le Conte du graal, trad. J. Dufournet, Paris, Garnier-Flammarion, 1997, pp. 55-57.
xxxvii Par exemple : « plus bele demisele que oncques fesist Nature » ; elle « l’enama molt durement en son cuer » ; « molt en fu liee » (DJM, 303). Cf. Robert de Boron, Le Roman du Graal, Paris, 10/18, 1981.
xxxviiiCf. Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1965, pp. 17-18.
xxxix Prigent : « visite c’est pas souvent » / Proust : « Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray » ; Prigent : « Sonnette à la grille.» / Proust : « nous entendions au bout du jardin […] le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers ».
xl Proust : « « Une visite, qui cela peut-il être ? » mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann ».
xli Proust : « on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant ».
xlii Ce qui donne à penser sur la puissance de certaines imprégnations, ajoute-t-il non sans beaucoup d’ironie (entretiens des 14 décembre 2012 et 7 janvier 2013 à Saint-Brieuc).
xliii « Début tragédie dès sauté du lit, épilogue compris : Quoi ? / mon souvenir ! Quoi ? / crime ! Oui je viens / Père ! Oui / payer tes bienfaits ! Oui / ta rage avec ! Viens, suis-moi / douleur ! Arrêtons / hélas ! » (GMQ, 24).
xliv Dont proviennent le terme de « tribouilleries » (p. 302) et la formule « Marmara carimari carimara » (p. 304).
xlv Pour tromper le drapier venu réclamer son argent, Pathelin simule la maladie et délire en plusieurs langues.
xlvi « Elle est dans ma voix, la criarde ! / C’est tout mon sang, ce poison noir ! / Je suis le sinistre miroir / Où la mégère se regarde. / Je suis la plaie et le couteau ! / Je suis le soufflet et la joue ! », Les Fleurs du mal et autres poèmes, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 99.
xlvii F-M. Luzel, Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, Presses Universitaires de Rennes – Terre de Brume, 2001, pp. 369-372.
xlviii Baudelaire, « De l’essence du rire », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, t. II., 1990, p. 643.
xlix Cf. G. Genette, Palimpsestes., op. cit., pp. 29-30.
l Genette remarque que l’œuvre parodique s’en prend « comme il va de soi » à des textes « suffisamment connus pour que l’effet soit perceptible », Palimpsestes, op. cit., p. 40.
li On trouve par exemple dans Demain je meurs des références au livre d’Édouard Prigent sur Louis Guilloux (Louis Guilloux, Presses Universitaires de Bretagne, 1971). Le titre du chapitre 8, « géographie pathétique », est une expression tirée de ce livre ; l’évocation de la vie d’Aimé enfant au lycée (p. 103) reprend un passage de la biographie de Guilloux par Édouard Prigent.