jeudi 27 février 2014

Christian Prigent, Carnets de Demain je meurs [Inédits - 2]

CARNETS DE  Demain je meurs



 

CARNET 2

(novembre/décembre 2005)

Démarrage du travail : Saint-Brieuc, bureau d'Édouard Prigent, mardi 19 Juillet 2005. Raymond Federman m’a demandé (début 2005) de collaborer à un volume collectif sur le thème « le père » (réf. donnée par Raymond : Kafka, Lettre au père).
Deux fragments pour démarrer : trouvés dans le Carnet bleu (2005). D’abord (daté 26/02/2005) : « il — Édouard Prigent — envisage une Géographie pathétique des Côtes-du-Nord… ». Ensuite (daté du 15/03/2005) : « Vue sur Mont Rushmore » (retour sur un rêve de 1992 utilisé par ailleurs pour le poème « Glas », dans Écrit au couteau — dont des bribes subsistent dans la version définitive du Chapitre 1 : « en route, mauvaise troupe » et du dernier Chapitre : « Adieu »).
Deux phrases embrayeuses :
— « Hier j'étais né, demain je meurs. Et il regarde ses ongles : adieu » ;
— « Toi, t'es un homme branché » (phrase réellement dite lors de la dernière visite à l'hôpital, deux jours avant le décès d'É. P., le 14 janvier 1992).

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Avancée du texte :
- fin juillet 2005 : une dizaine de feuillets (version donnée à R. Federman pour le livre collectif envisagé)
- 30 août 2005 : deuxième version
- 12 septembre 2005 (jour de mes 60 ans) : troisième version (une soixantaine de feuillets).

Le texte grossit par l'intérieur (démarrage et épilogue ne bougent pas).

Premier graphique du « Plan des lieux »(parcours Rue des Ondines >>> Hôpital, via la vallée dite du Doux-Venant) : dessiné le 6 septembre 2005 (prévision : un livre en six sections, au fil des étapes de ce parcours, à partir des 60 feuillets déjà rédigés).


CARNET 2

(novembre/décembre 2005)


État du manuscrit au 4 novembre 2005 : 150 feuillets. Travail en cours sur le chapitre « Vu dans des cartons » : boite « après-guerre, années 45/50 » et brochures staliniennes.

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Dans son exemplaire du livre de Max Brod sur Kafka (Franz Kafka, Gallimard, 1945 — livre trouvé ces jours-ci dans sa bibliothèque), Édouard Prigent a coché cette phrase : « Un jour, lisant un livre sur la guerre de 1870, avec des sanglots réprimés, il songe : être père et parler tranquillement avec son fils. Mais alors il ne faut pas avoir un marteau mécanique à la place du cœur » (p.161). Pensait-il avoir « un marteau mécanique à la place du cœur » ? En tout cas je ne me souviens pas qu’il m’ait jamais « parlé tranquillement », ni même jamais parlé.

Flash revenu de 1997 : ma mère, en arrêt devant la vitrine de la librairie briochine Le Pain des Rêves. Y sont exposés plusieurs de mes livres dont Une erreur de la nature. Entre ses dents, mais juste assez fort pour que j’entende : « L’erreur de la nature, c’est moi qui l’ai faite ».


CARNET 3

(janvier 2006/février 2006)


État du manuscrit au 31 décembre 2005 : 245 feuillets. Travail en cours sur le chapitre « Quelques phrases qui flottent ».

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(Selon ma mère) Avant de prendre le poste de maire de Saint-Brieuc (suite au décès du maire Antoine Mazier, socialiste PSU, en décembre 1964), se pose pour lui (E. P.) le problème du budget familial car il doit abandonner provisoirement (congé sans solde) l’Éducation Nationale. Se rend à Paris au siège du P.C.F. Poireaute en attendant d’être reçu par Jacques Duclos. Il entend Duclos brailler à il ne sait qui, du fond de son bureau ouvert : « S’il veut de l’argent, le petit prof, on lui en donnera »...

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La Croix.

La prose (prorsum) va droit. Surface et planitude. Mais avec la rage d'intégrer à cette planitude ce qui la creuse et la bossèle au fil de la phrase. Ainsi les parenthèses de Proust : elles clouent du surplus dans l'épure. Ainsi les (…) de Céline : ce sont des trous de surplus innommable dans l'enchaînement des noms. Ainsi les concrétions, grumeaux, qu'Arno Schmidt appelle des « calculs » * (= cailloux rénaux). Même la prose philosophique (l'acharnement centripète des penseurs) affronte ça : Hegel. Voire : l'invention de la dialectique comme dédoublement dialogique de la ligne de prose/pensée.
Le vers (versum) : renversé avant la justification, jeté vertical. Profondeur et altitude. Debout, en densité grevée du poids d'innommable — qui fait rythme et démesure de la mesure (voir Hölderlin, sur le rythme) **.

Plan de prose () + clou du vers (I) = + : la croix — qui signe le réel O (ne le représente pas). Comme les croix blanches tracées à la peinture sur les vitres récemment posées dans les bâtiments en construction (elles ne disent rien, sauf : elles sont là, ça est).

* Voir in Roses & Poireaux.
** Adorno (sur Hölderlin) : rythme = « dissociation constitutive ». Mode de liaison (déliée) de l'excédent des noms.


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Au 1er Janvier 2006, le ms fait 280 pages. Travail sur le chapitre « Vu d'une falaise ».
Au 11 février 2006 : 293 p. On en a quasi fini, en volume.

CARNET 4

(février / avril 2006)


La ralentie. Le livre grossit (cf Grand-mère Quéquette) de l'effort qu'il fait pour repousser son échéance, posée d'entrée : la mort du « héros ». Dans GMQ, l'échéance était double : le crime de Trochon, la mort de la grand-mère. Dans Demain je meurs, la scène d'adieu, l'ultime parole. Le livre n'est qu'une digression, une longue ralentie. Il retarde.
Retour brutal de l’émotion ressentie lors de ma récente lecture au Musée Zadkine : je lis les dernières pages de Grand-mère Quéquette. Il est 18 h, la nuit tombe. Puis il fait quasi noir, et c’est la fin de la lecture — j’en sors au bord des larmes. Et tombe dans les bras de Paul Otchokavsky-Laurens, un peu interloqué (ma pudeur n'est pas coutumière de ses épanchements).

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Cinéma. Premier chapitre : un travelling rapide (cf le début de Down by law, de Jim Jarmush), avec zooms à intervalles réguliers. Le travelling se déroule le long de la rue des Ondines, puis Bd Foch (= Hoche), puis rue de Lancieux (= Trégueux) ; descente, puis montée, après arrêt sur image au fond de la vallée du Doux-Venant (= Gouëdic). Zooms sur diverses maisons : Bidault (= Rideau, entrepreneur), Le Coënt (instituteur), Le Bihan (école), Tyran (pharmacie). C'est pour mettre en place le décor topographique et politique : Debord (la Résistance), Blivet (la Mer Noire, les mutineries, les Brigades internationales)…

Soit :
Zooms verticaux : maisons

--------------/-----------------------/--------------------/---------------------à
travelling horizontal (Ondines > Foch > Lancieux > Croix du Calvaire > Hôpital)


Le même dispositif lance le chapitre Les Douze : travelling le long du Bd Foch / zooms sur terrain vague + inscriptions, réclames, graffiti : « Vive Peugeot ! », « Cozic, paie tes cotises ! », « Mayola, ah, quel éclat ! », « Seccotine colle tout », « Valentine, la belle peinture »,  « Paix en Indochine ».

(terrain vague)
---------/----------------/----------------/---------à
(mur)                   pub                 graffiti


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Espace/temps. Parcours : dans les 2 km. Temps : environ 10 mn
Le mouvement de recul opéré au moment de la première tentative pour entrer dans la chambre d'hôpital fait refaire à l'envers la moitié du parcours (de l'hôpital au fond de la vallée du Doux-Venant), puis à nouveau le trajet Doux-Venant >>> Hôpital. Soit 2 x 1 km, 2 x 5 mn. Total : 4 km / 20 mn pour l'ensemble espace/temps qu'occupe le récit.


Les trouées dans cet espace-temps constituent le livre. C'est-à-dire :
— retour de rêves (vision du Mont Rushmore, vision d'Amazonie, etc)
— rumination sur les épisodes de la vie d'Aimé, suscitée par divers incidents de parcours (le visage vu dans la sonnette, la vision dans la flaque d'eau…)
— passage de photos dans cette rumination : Aimé au lycée, Aimé enfant à Lanfains, Aimé bébé sur photo de mariage, Aimé orateur politique…
— scènes de la vie politique engendrées par graffiti, noms propres : Paix en Indochine !, les Douze arrêtant le train de canons à la gare de Saint-Brieuc, manifestation pour Henri Martin à Plougrescant, conversations avec Eugène Blivet, Maison Palante, Louis Guilloux, Hongrie 1956…
— la vision ouverte dans la flaque d'eau tombée du verre à dents fait entrer les « armoires », puis les « cartons ».
— puis dévidement télescopique de ces visions : l'armoire blanche fait entrer les grands-parents, Berck, la guerre 14 ; l'armoire en bois ouvre à la vie d'Aimé à Paris ; le premier carton, avec le revolver et le masque à gaz, ramène la guerre 14, le grand-père, l'occupation à Saint-Brieuc ; le deuxième carton (avec les bottes de G.I) : Normandie 1944, rencontre et amours d'Émilienne et d'Aimé ; les autres cartons (livres, brochures, moulinet de pêche) : les brefs cartouches de la vie d'Aimé au quotidien.
— La sortie par le fond de l'armoire en bois amène une scène extérieur-jour : la falaise du Roselier, les obsèques, le discours d’Édouard Quimper, le passage motorisé de l'aède Auguste Boncors, les poèmes de Tata Kati, l'incrusté du conte de Fantic Loho, puis la dispersion des cendres sur la mer.

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Film. Les chapitres Armoires & Cartons fonctionnent sur l'alternance de plans serrés (les objets) et de panoramiques vastes (la profondeur du champ historique qu'ouvre le surgissement de ces objets).
Ou bien en champ/contrechamp : l'objet (l'intime) en champ plan serré / le paysage et l'histoire (événements, société) en contrechamp immense.
Vision : l’ouverture du démesuré dans la mesure infime des choses mises au rebut.

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Rythmes. Le pentasyllabe épique (demi décasyllabe) est le mètre de la narration rapide (épopée en vitesse — travelling accéléré dans l'espace et le temps : une mémoire emportée). Pentamètre. Bref et impair *. Sa métronomie fait le fond du phrasé. Paradoxalement, il accélère un effet de ralentie : empêcher que l'histoire prenne, coagule. L'histoire : la description, la narration — la nostalgie. Ne pas laisser se structurer la cohérence du temps linéaire (la mise en perspective historicisée). Coupes, incidentes de brefs fragments (2, 3, 4 syllabes) pour bloquer l'enchaînement métronormé. Effets de ralenti par passages ponctuels de 5 à 6, 10 à 11 ou 12. Et les « chansons » (octosyllabes, mètres plus variés) comme respirations dans la cadence du phrasé. Ou les pages pseudo-épiques en alexandrins de mirliton (« Les Douze », la fête du PCF à Plougrescant) ou autres rythmes (la fête de l’Aube Nouvelle, démarrée sur le rythme de la chanson de Boris Vian : « Un beau matin de Juillet/ le réveil…».
On a imaginé à un moment de varier les rythmes (la prosodie) en fonction du parcours à vélo. Descente en impairs rapides ; montées en pairs pesants. Quelques traces en subsistent, indicielles. Mais difficile (et arbitraire ?) de techniciser trop (lourdeur démonstrative !).
* « L’hexamètre dactylique se prive d’une syllabe et tombe dans l’impair ». Sur Ovide (?).

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Montage. Il enchaîne récit du parcours à bicyclette + collages (descriptions de photos / bribes de souvenirs / fragment de dialogues / poèmes). Son unité est
1 - dans l'enroulé du phrasé
2 - dans la connexion sémantique (les effets de signification qui reconstruisent une vie)
Les encadrés sont comme des écrans (split-screens) dans le déroulé de la narration-film.
(voir le point de vue de Walter Benjamin sur le montage et la citation)

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Documents. La question s'est posée de l'intégration dans le corps même du texte de fragments « documentaires » : échantillons de l'écriture d'Aimé (= Édouard Prigent), tableau de Boris Tazlitzki, tracts divers, etc). Voir les livres de Sebald (sur lesquels m’alerte Muriel Pic). Mais les images montées dans les textes de Sebald ne rompent pas le mouvement du récit parce que ce récit est stylistiquement neutralisé comme phrasé : rythme atone, douceur désaffectée de la phrase classique, platitude syntaxique voulue. Incrustées dans le phrasé métriqué et accéléré de DJM, ces insertions en casseraient le mouvement. D'où le choix de quelques « notes » de bas de page, et du « dossier » final qui rassemble la documentation.

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Émilienne. Tante de Grégoire le Grand. Remplacée par Aimé (!) sur les calendriers. Aimé était effectivement le second prénom d'Édouard Prigent.
Blivet. Le personnage de Blivet a peu à peu pris de l'importance. Il sert de contrepoint à la posture politique P.C.F orthodoxe dont le livre veut (?) qu'elle soit incarnée par Aimé. Comme il y a doute (et inquiétude) sur ce qu'il en est de cette incarnation, il fallait dédoubler le point de vue (et, du coup, sortir de l'assignation à l'interprétation du seul point de vue du narrateur). Blivet s'invente d'être le porteur de cette hésitation. Et il instaure l'espace dialogique (carnavalisé). Tant sur le plan du contenu politique que sur celui de la construction narrative (les sources d'énonciation). Blivet est le nom de cette inquiétude — qui dialogue. À un moindre degré, Louis Guilloux joue le même rôle dans le chapitre sur l'épisode Camus/Kœstler.

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Écrire : fabriquer du présent. Que tout (mémoire, imaginaire, désir, pensée méditative) s’assigne au temps de la formalisation actuelle (l’écriture). Et produise la sensation qu’on note une parole vivante. Tel est le présent du texte. C’est ce présent-là qui importe, la sensation qu’on aimerait transmettre à celui qui reçoit ça : qu’il est emporté dans ce même présent, qu’il agit l’action qu’il découvre, qu’il invente l’histoire en même temps qu’elle s’écrit. Pour cela il faut que le texte soit écrit au présent (grammatical), que ça s’écrive au présent. Un présent éminemment ambigu puisque c’est à la fois le présent de l’écriture (fiction) et le présent où vivent les personnages mis en scène (narration). Plusieurs présents en un seul. C’est cette compression-là, qui fait qu’il y a une épaisseur de vie, une fraîcheur.
J’écris pour me donner cette sensation de fraîcheur — sinon à quoi bon ? L’effort stylistique : un processus respiratoire. Il faut que ça fasse respirer plus, mieux. L’objet n’est pas de transmettre du savoir ou des émotions ; de susciter une espèce d’empathie. C’est de faire entrer dans un processus respiratoire d’allègement. Alléger la nostalgie par exemple, dissoudre (plutôt que décrire) l’« édifice du souvenir ». J’essaie de lancer des vitesses et des modes d’énergie dans un phrasé qui prenne de vitesse la nostalgie, l’émotion, la réflexion, la rumination métaphysique. Un phrasé qui aille vite et laisse les contenus (autobiographiques, intellectuels, fantasmatiques) s’éloigner dans une espèce d’oubli. Qu’il y ait une gaieté, une joie, au bout du compte dans tout ça. Je voudrais commuer ce poids de déroute en une espèce de victoire. Le style, on espère que c’est une petite victoire, une embellie, quand même.

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(importé du Carnet de C., 24/08/2005)

Le trou que fait « réel » dans la représentation est la condition de tout effort de représentation. Décidé « féminin » (ce qui ne veut pas dire « de femme ») : ça convoque les figures de femmes (mères, amantes) qui sont l’œil cyclonique de mes livres. Et déchaîne des équivalences : con/trou, mère/langue maternelle, féminin/innommable, etc. Démêlés avec ma mère (réelle) et avec les femmes désirées à tel ou tel moment, dans un mélange de sentimentalité, de cruauté et de passion… théorique. D’où la violence — et les désastres, ruptures, etc.  Et la composante sadique (cf Le Professeur) ; dont le versant masochiste est la sorte de dépossession de moi que j’ai toujours attendu de mon rapport avec les femmes.
Le « féminin », ça a toujours exigé de moi l’écriture : le « il faut que tu écrives… » inaugural prononcé par ma mère, les sommations de Judith et de Nausicaa dans Commencement, les centaines de lettres aux amantes ; et encore aujourd’hui ce Carnet écrit vers et pour C., mais écrit aussi bien à partir de sa demande — de lettres). Ça l’a exigé tout en l’interdisant : parce que l’écriture telle que je la conçois est toujours une machine à rompre les liens (les liens amoureux et sexuels entre autres). Au bout : solitude, une sorte de vérité vitrifiée (encore que plutôt joyeuse). Tout cela vient de ma vie et n’a, au bout du compte, d’autre garant que ma vie. Banalité (mais tenace, ancrée) : la littérature ne m’intéresse pas en soi. Elle ne m’intéresse qu’en tant qu’elle produit ma vie. Rodomontade romantisée, sans doute, que de dire que dans la littérature, on joue (avec) sa peau. Mais sinon, elle n’est qu’écume futile, rien. Les écrivains que j’aime (de Lucrèce à Pennequin) sont ceux qui me donnent la sensation d’avoir pris de tels risques.

mardi 25 février 2014

[Agenda] Christian Prigent à l'abbaye d'Ardenne

Le 03 juillet 2014 | 15H30- 22H
IMEC, abbaye d'Ardenne, 14280 Saint-Germain la Blanche-Herbe

  
Christian Prigent, 

Bruno Fern, Sylvain Courtoux, Christophe Manon

 

Le cycle "Les grands soirs" est consacré à l'œuvre littéraire contemporaine. Lectures, projections, discussions avec des auteurs et des commentateurs sont au programme de chacune de ces rencontres.

Depuis l’aventure de la revue d’avant garde TXT (1969-1993), l’attention portée par Christian Prigent à ses contemporains, et singulièrement aux poètes qui essaient de trouver leurs langues face au réel, n’a pas faibli. Cette rencontre est une carte blanche, une invitation à écouter trois auteurs qui comptent pour lui, trois auteurs qui savent aussi s’inventer dans ce mode particulier de réalisation du texte : la lecture à haute voix.

Pré-programme de cette manifestation née de la collaboration entre l'IMEC et  les organisateurs du Colloque de Cerisy sur Christian Prigent (Bénédicte Gorrillot, Sylvain Santi et Fabrice Thumerel) :

* 16 H : film de Sol Suffren-Quirno et Rudolf du Stefano, Vies parallèles (90 mn) ;
* 17H45 : présentation de l'IMEC (Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine) et du fonds Christian Prigent, par Typhaine Garnier et Yoann Thommerel ;
* 20 H : présentation de l'accrochage Philippe Boutibonnes/Daniel Dezeuze ;
rencontres-lectures avec Bruno Fern, Sylvain Courtoux et Christophe Manon.


Pour plus de renseignement : http://www.imec-archives.com/agenda/prigent-christian-prigent-bruno-fern-sylvain-courtoux-christophe-manon/

Rencontre organisée en partenariat avec le CCI de Cerisy dans le cadre du colloque Christian Prigent : Trou(v)er sa langue

Photo prise par Typhaine Garnier

mercredi 19 février 2014

[Agenda] Printemps prigentien






— Montreuil, mercredi 19 mars 2014, 19 h. Soirée d'inauguration du festival Hors limites. Lecture de Christian Prigent (Les Enfances Chino), suivie de Peep-show, performance de Vanda Benes. A la Bibliothèque de Montreuil, 14 Bd Rouget-de-l'Isle, Montreuil (93). Contacts : 06 08 55 89 83  /  01 48 45 95 52.


— Vandœuvre-les-Nancy, samedi 29 mars 2014, 20 h 30. Festival Poema. Lecture à deux voix (Vanda Benes & Christian Prigent). Au CCAM, Scène Nationale, rue de Parme, 59500-Vandœuvre. Contact : S. Gironde  06 63 14 52 70.

jeudi 13 février 2014

Christian Prigent, Carnets de Grand-mère Quéquette [Inédits - 1]


En complément des archives déposées à l'Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine (IMEC) comme des archives paternelles, voici le premier des carnets de travail inédits portant sur trois œuvres majeures : Grand-mère Quéquette (2003), Demain je meurs (2007) et La Vie moderne (2012). De ce précieux avant-texte se dégage la tension qui anime l'œuvre entre bios et graphein, nommable et innommable, torsion stylistique et matériau premier, figuration et dé-figuration, formalisme et expressionnisme, poésie et roman, écriture et arts visuels... /FT/
 


CARNET de Grand-mère Quéquette


 Dessin pour GMQ, chap. « Vêpres »

Janvier 2001

À partir de notes prises à l’automne 1999 dans le carnet dit Du Perche, démarrage de l’écriture d’un texte provisoirement intitulé « La Voix qui sort des cabinets ». Sujet : une séance de peinture (« Nature morte aux oignons ») au grenier ; en bas, la voix de grand-mère vocifère.
Souvenir d’enfance : années 50, rue de l’Ondine, la vieille madame L., minuscule et bancroche ; à son bras, le panier pour l’herbe aux lapins ; elle me crie, la serpette brandie : «j’vas t’couper la quéquette !» — je détale à travers le jardin, escalade un mur, file (pas faraud) au trou.

5 avril 2002

Temps long d’angoisse (violente) avant de « s’y mettre », à l’écriture. Du mal à lancer de nouvelles phases narratives. Ensuite, l’obstacle franchi, le texte roule dans une sorte de plaisir fébrile. Images et formules surgissent sans peine, s’articulent par accroches prosodiques et sutures écholaliques rapides.
En même temps, ça n’avance qu’à allure d’escargot. Beaucoup de temps passe à régler du… détail, retordre les phrases, casser des liens phoniques trop spontanés, etc. Ça progresse entre une précision microscopique (= poésie ?) et un élan volubile (= prose ?). Bizarre contradiction entre la lenteur détaillée et la prolixité rythmée où je suis à l’aise.
Le détail travaillé (le gros plan ?) est ce qui fixe paradoxalement l’effet de réel au bout du compte visé, nonobstant le dédain de la vraisemblance naturaliste. Faire consister ce noyau de « vérité » minuscule est un gros travail. Pas facile à accepter, d’ailleurs : j’en vois la manie autarcique, l’idiolecte. Et ne tire pas que de la satisfaction narcissique à constater (feuilletant textes et livres des autres) que ce que je fais « ne ressemble à rien » (d’autre) : je ne peux m’empêcher de me demander qui ça peut (pourrait, pourra) bien intéresser.

Fin avril 2002 

Le monde est… étonnant. Le nommer : l’appeler.
Et prendre de vitesse les figures et les noms que cet appel engendre. Faire surgir, dans une vitesse carambolée, ce qui prend de court la figuration — et chute. Soit : fixer en carrés de strophes la catastrophe comique. Se faire rire (d’abord : de soi).
Joyce, oui. Finnegans Wake !
Mais mes modèles stylistiques sont au moins autant : Buster Keaton et (à d’autres moments, plus… distraits, plus pizzicato) le Jacques Tati agité et lunaire de Jour de fête.
Le phrasé comico-catastrophique (acrobaties rythmiques, chutes cadencées, accélérations mécaniques) lancé contre l’hostilité stupide des choses. Faire mobile, toujours. Et rapide, si possible.
 

3 mai 2002

Trois heures réglementaires de dactylo GMQ.
Chantier : mœurs nuptiales et physiologie de la hyène (Crocuta crocuta), phallique, matriarcale et coprophage. Doc : encyclopédie Larousse et chroniques scientifiques du Monde. Transpositions gros sabots du cas à l’humanité. Avancée méticuleusement lente, entre emportement rythmique (5, le pentamètre est toujours l’unité) et ralentie en gros plan, au logoscope.

7 mai 2002

Le style : crème Chantilly. Battre la langue jusqu’à durcissement, avec bulles d’air incluses (dense / léger).

Premier mot est « quoi ! ». Dernier mot doit être « crime ». C’est l’espace à l’intérieur duquel se développe l’action tragique de Britannicus.

Composition : fragments sertis, caissonnés. Jarry (Les Jours et les nuits, L’Amour absolu). Scènes synthétisées en blasons, à plat, héraldiques. Mais roulées dans le flux du phrasé. C’est cette contradiction (arrêts sur images /vs/ dynamique filmée) qu’il faut traiter, pour qu’elle fasse tension, forme cinétique.

Travailler l’ajointement. Faut pas que ça craque.
Écriture = couture (montage).

8 mai 2002

Faire venir plusieurs scènes dans le décalage et la distanciation d’un film. Tout le travail commande ça : le livre grossit au fur et à mesure d’une sorte de difficulté d’en venir au récit du crime. Quand ce récit vient (j’y suis) il est serti dans la distance de la mise en scène (raconté par des personnages vus du haut du grenier par le narrateur) comme appartenant à un autre « monde » (celui du « roman », peut-être, justement). Je pense beaucoup ces jours-ci aux scènes ultimes du Salo de Pasolini (les tortures, mais vues de loin à la jumelle — comme des citations serties, mises en abyme, déréalisées, virées oniriques, déjà en allées). Faire quelque chose comme ça, mais façon GMQ : rural, enfantin, bouffon. Écrit à partir du point de vue, un peu surbaissé, de l’enfantin mot « quéquette » (pas obscène : gamin).

Ou Méliès : un « film inimaginable »
Et à la fin : « le décapité récalcitrant » (Méliès encore).
Cou coupé — et : « quéquette ! » (argotiquement, ce mot veut dire aussi : rien).
Mort de la grand-mère : fin du livre. 
 

Mai 2002

Mon père (militant et responsable communiste « historique ») avait rêvé de tirer de l’histoire du crime de Cartravers (années 1920) un roman « social » (dénonciation de l’injustice de classe : la servante assassinée, le hobereau assassin dérisoirement puni) et « populaire » (à la façon de son ami Louis Guilloux). Il voulait aussi (je pense) fonder ça (l’Histoire) sur l’expérience de sa parentèle (le petit peuple, les petites gens, les gueux : son père sabotier, sa mère lavandière) dans des lieux (ceux du crime) qui étaient ceux de sa propre enfance. Avec, en outre, l’accroche évidemment fantasmogène que fournissait l’anecdote des draps sanglants lavés par sa mère (ma grand-mère). Il n’a jamais pu rien faire d’autre que rassembler un gros dossier de documents sur le fait divers (coupures de presse, actes du procès, témoignages familiaux divers).
Je suis arrivé là-dedans équipé d’un doute sur la possibilité même de la narration romanesque (Zola/Guilloux, disons) et la certitude qu’aucun livre ne s’écrit si aucun phrasé abstrait (une sorte d’énergie à la fois musicale et plastique) ne l’emporte d’abord vers un destin de lui-même ignoré.

J’ai longtemps différé l’écriture de ce livre. Sans doute y avait-il une inhibition forte. Difficile d’une part d’oser le geste d’appropriation du projet paternel (l’histoire du crime). Et d’autre part de s’essayer ainsi à la narration (roman). Il me fallait un phrasé embrayeur pour emporter l’obstacle. Il a mis longtemps à surgir (à disposer de sa puissance de traversée — de levée de l’inhibition). C’est le phrasé de la menace (le cri de la vieille : «j’vas t’couper la quéquette !») qui a mis la machine en route et commencé à traiter la pâtée onirique (le scénario criminel répété) qui nourrit les premières pages écrites (puis est recrachée, à intervalles réguliers, comme obsession bouffonne).

Et, c’est ce même cri castrateur qui d’une certaine façon a paradoxalement annulé du même coup les pages de Commencement (82/89) qui exposent pourquoi je ne parviens pas (ni sans doute ne désire parvenir à) faire un « roman ».

Bien sûr, c’est du « roman » d’un genre un peu spécial. Tout est écrit à partir de (= point d’origine et aire d’arrachement) la « poésie ». C’est du roman plutôt comme La Chanson de Roland est du roman : de la phrase (narrative, descriptive, scénique, dialoguée) fondue en phrasé (rythmique, assonancé, construit par leitmotive).


Mai 2002

Poésie : le vers (versus : renversé, suspendu, explicitement discontinu) coupe, condense, scande court. La prose (prorsum) file tout droit, le discontinu y travaille par-dedans, elle englobe (comme une éponge) à peu près tout. Et roule dans le tempo long (y compris pour ce qui est du temps même de l’écriture : la durée des séances). Quant aux «poèmes» ici et là inclus dans le texte, ils sont le plus souvent parodiques (burlesques ou écrits « à la manière » de Christian Prigent !).

Au bout du compte… Le matériau que traite ce travail en cours, sans doute qu’aucun « poème » ne pouvait l’accueillir ni même le traverser. Impossible d’en faire autre chose qu’une sorte de « roman ». Mais ça veut dire seulement que le roman n’a pas pour moi d’autre forme que l’éponge que je viens de dire : capable de tout absorber (l’autobiographie plus ou moins fantasmée, les vues torves sur le monde, la bibliothèque, etc. — et la parodie carnavalesque de chacun de ces sujets possibles). D’où la nécessité de le (le roman) formaliser d’autant plus : dans sa composition (leitmotive, structure fuguée, etc.), dans le creusement en boucle de ses thèmes, dans sa phrase (une sorte de langue populaire totalement inventée) et dans son phrasé (la régulation des rythmes, par exemple).

Juin 2002

La mémoire : entonnoir (v)
Au goulot : la prise d’écriture, qui essore (condensation) puis rediffuse : pomme d’arrosoir (^).
Ça donne deux triangles tête bêche (v sur ^): un X, ou un sablier — c’est le livre.

Juin 2002

Lieu-dit : La Mare mêlée (aujourd’hui : RN 12 quatre voies et Station Service TOTAL = rien).
Épisodes à sortir de là, orchestrés par le don de ce la.
Nom fortement fantasmogène. Comme une poussée allégorique. Le livre doit mêler, être une mêlée. Clairs-obscurs violents dans la mêlée noire (mémoire). Écriture comme remontée, traverse, brassage, refonte de la mêlée : mare mêlée, avec les cercles d’ondes et les bouillons de poissons et d’herbes, au fond.

Les documents, les photos, les lettres, ont brûlé. Ou la rivière débordée les a noyés. Eau + feu : c’est le réel, le crime contre le corps visible et le sens fixé par l’histoire.
Écriture : crime de sens.

8 août 2002

Personnages et paysages décrits, paroles restituées, scènes écrites sont des fragments de « mondes » (ou de « temps » ?) mis dans une boîte de perspective (les Perspektivekasten — ou « peep-show » — de Samuel van Hoogstraten) et vus par le trou minuscule où l’œil se colle. Dans la boîte, tout est miniaturisé et anamorphosé. Les perspectives sont à la fois aplaties, raccourcies et démultipliées en facettes de miroirs (faux plat). Couleurs : héraldiques (c’est-à-dire symboliques, non naturalistes). D’où la récurrence du lexique des blasons : c’est le code adéquat à ces choses qui apparaissent entre un profond flux de langue sonorisée et des images serties/plates (surfaciales). Le « petit » et le brisé/divisé (facettes) sont des facteurs de rythme (de vitesse). Phrasé = concentré héraldique de cette vitesse.

18 décembre 2002

Après acquisition d’un nouvel ordinateur… Remis tout GMQ en page et gravé le tout sur CD. Tous les chapitres (sauf le dernier : à faire) sont peignés, imprimés, gravés. Me mets dès demain au dernier chapitre : Complies (dormition de Grand-mère). Et ce sera fini, ça va faire drôle. Mais je me donne encore deux ou trois mois pour laisser un peu reposer et reprendre le tout pour serrage des boulons.

19 décembre 2002

Pas de GMQ aujourd’hui, ou si peu… Vagues notes pour lancer le dernier chapitre et collage de petits documents photocopiés : la truie suppliciée après le procès de Falaise, le Matisse de 1911 (La Conversation), la photo des grands-parents posant devant la ferme, etc.
Envoi de 5/6 pages du chapitre Sexte à Hervé Castanet, qui me demandait un texte pour Il Particolare.
Le livre règle ma vie. C’est bien : elle m’angoisse moins. Gestion sans trop de trous de la solitude. D’où que je suis très… colmaté.
Mais la plongée, depuis près de deux ans, dans GMQ, ça n’ouvre pas… aux autres. Ça n’ouvre que par dedans — vers la mémoire. S’arracher à ça n’est pas facile. Et ça met du mur, très opaque, entre le monde et soi.
Manuscrit là, en tas : impressionnant (je ne préjuge pas de la qualité, bien sûr — sauf à savoir que personne n’écrit comme ça : c’est déjà un point).


8 janvier 2003

4 h sur GMQ. Froid cruel dehors (-10 la nuit, guère plus le jour). Belles fleurs de givre sur les carreaux. Cheminée flambe à fond. Et le chauffage central ronfle : pas tenable autrement.
Le travail recentre, apaise. En tout cas fixe l’angoisse, relativise les inquiétudes. Même si creuse des angoisses, aussi — d’autres. Rien que du banal : à quoi ça servirait, écrire, sinon à ça : symboliser, mettre à distance convenable affects et torturations variées, détourner et figer les courants douloureux. Que ça fasse des livres, au bout du compte, n’est rien, ou, presque. Je sais, sens, cela, de mieux en mieux. Et que je ne suis, décidément, « bon qu’à ça ». Quoi qu’il en soit de la valeur de ce  « ça » qui vient comme un résidu au bout du parcours.

9 janvier 2003

En ce moment (ça a à voir avec ce foutu bouquin), besoin radical, impératif, criant (criant en moi, comme la voix dans le désert) de silence/solitude/tranquillité extérieure. Tout en moi nourrit cela : silences obstinés, incapacité de penser en terme de « futur », libido en berne ou fantasmastiquée bidon, campement dans un drôle de présent qui n’est pas celui de la « vie » que je mène (elle est réduite à presque rien de réel) mais celui des heures que je passe à traverser la matière dont le livre se nourrit (en me vidant à mesure).
Ce n’est facile ni à comprendre (je ne le comprends qu’à peine), ni à admettre (je ne l’admets que dans les moments où je travaille effectivement ; à côté, c’est beaucoup de stupéfaction, de culpabilité, de sensation d‘irréalité schizoïde, de conscience de n’être à la hauteur de rien de ce que la vie « normale » suppose, voire exige).
Je ne tire de cela aucune vanité (qui, par exemple, me ferait mépriser toute autre forme de pensée, de travail, d’écriture, de vie). C’est tout le contraire : perplexité, voire une sorte de honte rampante. Je suis installé dans la « cure d’idiotie ». Intelligence théorique très en… vacance.
Mais je suis moins que personne assuré que l’intelligence et le savoir sont ce qui rend un homme digne de porter ce nom (d’homme). Mon intelligence et mon savoir ne m’apportent rien de ce qui ressemblerait à du « bonheur ». Ils ne me rendent pas spécialement « humain » (au sens social et convivial du terme). Ils m’aident à vivre, certes. Mais c’est seulement parce que c’est la matière dont je suis fait (dont je me suis fait, aussi), ce qui fait que je fais… corps. Sinon, c’est aussi une croix, parfois lourde à porter, et dont l’aura fait autour de moi plus de vide que de lien — d’autant que je n’en tire guère, au quotidien de ma vie, de bénéfice social.

12 janvier 2003 (dimanche)

Pas de sabbat ni de jour du Seigneur pour les « horribles travailleurs ». Six pages GMQ aujourd’hui. Je suis dans un champ de maïs au soleil couchant, juste avant l’arrivée — ce sera demain — à l’hôpital de Moncontour, là où j’allais voir ma grand-mère Louise Lucas à la fin de sa vie. Elle, elle n’était plus là, déjà. Mais perdue dans ses mondes d’avant : Lohuec, Berck — et ne me reconnaissant pas toujours.
Un peu de mal, le matin (je bricole courrier, etc. — pour différer le moment d‘affronter GMQ). Idem après le déjeuner (mots croisés, un peu de lecture, somnolences malsaines). Puis (c’est désormais toujours vers les 15 h, une fois l’angoisse devenue vraiment insupportable) plongée dans le texte, dont je sors vers les 20 h — plus bon qu’à m’affaler devant quelque chose de bien nul à la TV, après ingurgitage sur le pouce de... n’importe quoi. C’est réglé, ce déroulé, comme papier musique, même si les instruments grincent souvent.

13 janvier 2003

État actuel de « Complies » : 25 pages. Ça avance. Aujourd’hui : peu — car travaillé surtout sur ce qui était déjà écrit. Pensais arriver aujourd’hui à Moncontour. Mais non. Le maïs m’a ralenti. Dialogue avec lui, qui envahit tout des paysages bretons plus compartimentés, plus variés et plus frugaux de mon enfance. Et récriminations, déplorations, appel épique aux sangliers vengeurs.
Il faut à la fois nourrir le texte (l’enrichir, l’épaissir) et l’amaigrir (le serrer, le clarifier). Simplifier ici, compliquer là. Et régler rythmes, ponctuations. C’est lent, microscopique souvent, voire un peu maniaque. Beaucoup encore à faire, sur ce point. Mais, tel que c’est, ça me va déjà en gros. Après la pause pipi dans le champ de maïs, je (en 2 CV) file vers l’hôpital, c’est pour demain.

14 janvier 2003

Travail sur GMQ : quatre heures. Scène « hôpital » à lancer : pas facile. Ton juste : périlleux, bancal — entre enjouement stylistique et cruauté de… l’expérience remémorée. Trouver la tension formelle ambivalente qui maintienne ça (cette contradiction) en l’état : figeant le rire, moquant les larmes.

Pleurs nocturnes. Toujours les démêlés avec les parents, l’angoisse de désamour, etc. Ma mère, la permanente menace de ses mépris, de ses haines, de ses condamnations, sa puissance infernale de culpabilisation. Pourrit ma vie. Banal. Mais douloureux, répété sans fin. 
GMQ tente de détourner ça, sans doute. À sa façon, en occultant « la mère » derrière « la grand-mère »  (les bretons aiment Sainte Anne, plus que Marie). Comme une sortie de l’œdipe (de la crispation et de pataugeage dans la colle œdipienne). Une désaffectation cosmético-comique du lien œdipien (bouffonnement carnavalisé dans le chapitre sur la hyène phallique). Et une remontée vers… plus loin (vers la puissance de la dictée génétique (?)).

L’enfance (sa trace en l’adulte) = lieu de ça (de cette bagarre).
Littérature (digne de ce nom) = affrontement catastrophique à l’innommable.
Enfance = temps-espace (immensément présent dans l’adulte) où l’imminence constante de l’innommable (aux deux sens : l’énigmatique ignoré / le monstrueux menaçant) est le fait massivement objectif — dans le réel comme dans ce qui symboliquement tente de le cadrer.
Dans GMQ, le breton de la grand-mère est d’une certaine façon (anecdotique et parodique) la langue de l’innommable : lui sert à dire ce qui ne doit pas se nommer aux oreilles de l’enfant.

15 janvier 2003

Lycée (à l’aube grise). Puis GMQ, un peu après 15 h. Je suis comme une mécanique têtue, ou le bœuf assidu à la charrue. Mais je vois le bout : je pense réussir à boucler le dernier chapitre pour début février. Après : plus peinards, la technique, le rabotage stylé (ou tentative de).

16 janvier 2003

Journée lycée. Réussi quand même à griffonner (carnet) quelques petits trucs pour lancer le travail de demain matin (fin de la scène de l’hôpital, puis mort de grand-mère).

De quoi ça parle (ça, ce livre, mes livres en général) ? Osons : du réel. Souvent dit. Je le redis, martèle, n’ai sûrement pas fini de le ressasser (il n’est pire sourd…). Je pars de ceci, qui concerne empiriquement chacun TOUS les êtres parlants : qu’aucun des discours positifs (science, morale, idéologie, religion…) ne rend compte de l’expérience que nous faisons intimement, chacun pour notre compte, du monde (de la manière dont le réel nous affecte). Parce que le monde (le monde dit   « extérieur » (société, politique, histoire) et le monde « intérieur » (nos « cieux du dedans » : mémoire, inconscient, imaginaire) ne nous vient pas comme sens, mais comme confusion, affects ambivalents, jouissance et souffrance mêlées, chaos, fuite, polyphonie insensée. C’est de la conscience (sensation ?) à la fois voluptueuse et inquiète de cela (de ce défaut des langues constituées et instituées) que naît selon moi le besoin de faire littérature (poésie) — c’est-à-dire de trouver des modes de symbolisation pour cette expérience pourtant stricto sensu innommable (hors sens) qu’est l’expérience du « réel ».

18 janvier 2003

Impression d’être coupé d’à peu près tout. Tout, en moi, est retranché. Ou : tout s’est retranché en moi. Le livre en est la cause. Mais du plus profond, du plus ancien, derrière, aussi, certainement. Car si le livre s’est installé à ce point dans ma « vie », c’est que la vie le voulait, de plus loin que le livre. Je n’en comprends pas plus que cela. Et ne dispose d’aucune force pour aller contre. Si je m’y essaie, le résultat est : « absences » et « transparences ». Ou pire : des irritabilités liées à la sensation d’un empêchement d’être comme en ce moment j’ai besoin d’être : seul, muet, atone.

19 janvier 2003

Travail toute la journée. Après le latin scolaire, puis nourriture vite fait : GMQ. Gros travail. Des corrections. Sept pages nouvelles. Je vois la fin. Grand-mère est morte. Je retourne au grenier pour les dernières vues, de haut, sur le soir qui tombe et la fin du livre.

20 janvier 2003

Matin : lycée. P. m : GMQ. Dernière ligne droite : l’ultime fin est écrite — il y a juste une couture de deux ou trois pages à faire entre ça et les pages écrites pendant le week-end).

21 janvier 2003

GMQ (première version de bout en bout), c’est fini. J’ai cessé le travail à 17 h 05. Deux ans de rédaction, dont les 8 ou 10 derniers mois à la cravache. Et, bien avant, les notes prises depuis 1999 au moins dans le « Carnet du Perche » : les figures de Paumier, de Boblet le boucher, l’anecdote du bœuf perdu, etc. Quatre ans, en gros.
Demain, je vérifie ce qui reste dans les carnets et je commence à entrer les corrections faites un peu partout depuis des semaines. Puis j’imprime l’ensemble (environ 400 feuillets ?). Tout ça devrait prendre 4 ou 5 jours (séances).
Ensuite : latence (que j’occuperai — gare au vide ! — en préparant ma conférence sur Philippe Boutibonnes, pour les Beaux Arts du Mans). Et je m’y remettrai, sans doute vers la mi-février, pour revoir l’ensemble. Mais je ne bougerai sans doute rien de fondamental. Je crois que ça tient ainsi, que l’emportement phrasé est juste. Ce qui n’empêche pas l’angoisse face à la… réception — et d’abord celle de Paul Otchakovsky.

Avril 2003

Corrections éparses et refonte d’ensemble : du 22 janvier au 10 mars 2003.
Révision finale de la version n° 2 : du 12 mars au 23 mars 2003.
Manuscrit remis à POL le 31 mars 2003.

mercredi 12 février 2014

Thierry Rat, Eros sans l'os [Hommage à Christian Prigent - 1]

 
 
Giorgione, La Tempête (v. 1507)


Thierry Rat est le premier écrivain à rendre hommage à Christian Prigent, avec cet extrait de son prochain recueil (Nénette) qui mêle bucolique et burlesque, poésie et musique, pour évoquer un sujet éminemment prigentien. (On notera le clin d'oeil à une toile de Giorgione qui figure dans Commencement, fiction poétique de 1989).


Eros sans l'os

"Pour fricasser pot d'bite, faudra que tu en suces de
l'ouvrage ! Et avec ça que tu sois forte ! Sinon tu y
laisseras tes os !"

Jormance Wisskarlice

 

Laissons martyr à sa cène, Nénette à sa passion du graillon. Sellons bourrin affreux broute brin sur l'arrière-train en foin de pâmoison.

Partons campagner. Trotte en botte vipère dans calbute fait pas de mystère. Envenimer belette derrière bosquets ou sous fougères. Tagada dans la bruyère.

Very bistouquette to call quéquette essaime sms invite la belle en ballade chevaline.

Lol.
Rire gorge profonde en décente avalée.

Réponse : « Nous vairon petit poisson. »
Cyprinidé goût cyprine excite papilles cocktail subtil le bien nommé « Caspar Bartholin le glandeur » :
(mélange des quantités indéterminées, suivant humeur des glandes, laissées à l’appréciation du goûteur)

eau
pyridine
squalène
urée
acide acétique
acide lactique
aldéhydes
cétones
alcools
glycols
Le cocktail est clair. Il présente une grande variété de texture, goût, couleur et odeur, suivant excitation.

 
Prémices :

Feuille de figuier soulevée
L'éden est charmant velouté
Dépiauter furet juste au-poil
Doux poils fins
Furet est ouvert
Chaud fumet petit pet
Doigté mineur ouvre à l'heure
Lèchouilles sans bisbrouilles

Acte :

Échafaud pas dresser
Trépigne bois d'injustice
Quiqui ramolli pend minable
Marmelade flan-flan
L'épine dort, sale ratatinée
Fausset n'ira pas au trou voué
Faire robinet pour tirer brouet

Finale :

mou mâle peu enclin à mélodie tralala !
Symphonie castra en barouf plouf !
Castagnettes pas clac-clac !
Gougoutes exaspèrent jus de navet bavé blop !
Menstrues obstrues biok ! Biok !
goulinement de Vésuve survient pfuit !
Valvules coeur peine à pomper
Pas jouir du chaud moment
Dissolution du rectil pas très solide

Depuis fougères canasson s’ébroue ou bien rit proposant lui :
Son hippogriffe raide rapace.

« Henni soit qui bien y bande » semble dire l'équidé.

jeudi 6 février 2014

Réel : point Prigent, par Fabrice Thumerel (Traversée Prigent #3)

En avant-première, voici une présentation un peu développée de ma communication prévue pour le colloque de Cerisy, "Christian Prigent : trou(v)er la langue".

 

Réel : point Prigent.
(Le réalisme critique dans la « matière de Bretagne »)



Dans la première version de L'Incontenable (P.O.L, 2004) intitulée Réel : point zéro (Weidler Buchverlag, Berlin, 2001), Christian Prigent formule cette définition qui a fait date : « J'appelle
"poésie" la symbolisation paradoxale d'un trou. Ce trou, je le nomme "réel". Réel s'entend ici au sens lacanien : ce qui commence "là où le sens s'arrête". La "poésie" tâche à désigner le réel comme trou dans le corps constitué des langues ». Et de compléter cette conception négative du travail poétique entendu au sens large du terme, c'est-à-dire par delà les frontières entre les genres institués : « la poésie vise le réel en tant qu'absent de tout bouquin. Ou : le réel en tant que point zéro du calcul formel qui fait texte » (p. 11). En milieu prigentien, ce réel-point zéro a pour nom Dieu, Nature ou corps : innommable, le réel n'existe qu'en langue (réel-en-langue) ; inatteignable, ce point zéro rend paradoxal tout réalisme – l'objectif visé se dérobant sans cesse (et c'est ce ratage même qui constitue l'écriture).

Il s'agira ici d'étudier la façon dont l'ôteur, dans les fictions ressortissant à la « matière de Bretagne » (Commencement, Une phrase pour ma mère, Grand-mère Quéquette, Demain je meurs et Les Enfances Chino), dépasse l'antinomie entre formalisme et expressionnisme pour aboutir à un réalisme critique qui consiste à ne pas prétendre appréhender directement la réalité sociale ou l’expérience humaine, mais à la viser obliquement, au travers de ces prismes que sont les tableaux de grands peintres, les textes des bibliothèques (culture officielle, littérature enfantine ou populaire) et les discours les plus divers.


*
*    *


Si réalisme il y a dans les autopoéfictions, c’est bel et bien d’un réalisme discursif ou, plus largement, d’un réalisme textuel dont il convient de parler : le langage ne pouvant que renvoyer au langage - selon le principe de l’isomorphisme -, la seule réalité que l’on puisse reproduire est d’ordre linguistique. Entre l’écrivain et le vécu s’interpose ainsi tout un jeu de codes linguistiques et romanesques, un vaste polypier discursif/textuel emmagasiné dans sa mémoire affective et littéraire.

Cet effet de prisme est le propre d’une modernité qui commence avec le constat que le réalisme mimétique est un leurre : il ne saurait y avoir de saisie immédiate du « réel », ce dehors étant
inaccessible au parlant ; autrement dit, notre présence au monde ne peut qu’être négative, dans l’exacte mesure où notre langage se révèle inadéquat à ces réalités sensibles que sont le monde extérieur comme notre propre corps. Dans cette perspective, « le réel est une sorte de complexe énergétique venu en travers de la résorption verbale et la débordant de partout » (Christian Prigent, quatre temps, avec B. Gorrillot, Argol, 2009, p. 113). La conscience que notre expérience ne saurait être traduite « en parler pigeable par la société de conurbation » et que, par conséquent, il faut se consacrer à la « tentative d’exploration du trop qui vous troue », dans la lignée de Ponge, Christian Prigent la nomme rage d’expression (Ceux qui merdRent, P.O.L, 1991, p. 261). On peut y voir une nouvelle forme de réalisme subjectif, un réalisme sensoriel : « On synthèse images via odeurs, bruités, sensations en vrac. On peint avec ça du blason serti, en couleurs chromo » - et ça donne Demain je meurs (P.O.L, 2007, p. 163).

Dès lors que nous vivons entouré des histoires que nous nous racontons, notre rapport au monde est médiatisé : « la petite lucarne, ou boîte à malices, ou lanterne magique, c’est ma tête à moi » (p. 20). Un passage de Demain je meurs nous égare dans le labyrinthe des représentations de représentations : « Elle me confie en bénédiction, par du signalé de Braille sans le son, ce que dit son Maître qu’un Maître avait dit qu’il tenait d’un Maître qui le lui confia comme vérité pure confirmée par maints Maîtres et Gourous [...] » (p. 30). Le « réel », c’est ce qui excède nos représentations, se situant dans un en-deça ou un au-delà. Ce que nous tenons pour la réalité n’en est que la représentation spectaculaire : « Ces panneaux dits "monde", ce n’est pas le monde que tu vois dessus mais la réclame du monde. Pas la vie : la pub de la vie » (Les Enfances Chino, P.O.L, 2013, p. 77). Dans une telle caverne médiatique, on ne peut que se heurter à l’impossibilité même du dire : « Bientôt il dira qu’on lui a dit que quelqu’un disait qu’on lui avait dit et au bout du dire y a plus comme causeur qu’une tête d’épingle [...] » (267)…

Comment faire face à l’irreprésentable quand on est écrivain ? Le réalisme critique de Christian Prigent consiste à prendre le parti de l’objet narratif pluridimensionnel : kaléidoscopique,
polyphonique, multifocal… Les Enfances Chino allie prose et poésie, fiction et (auto)biographie ; varie les vitesses, alterne le micro- et le macroscopique ; juxtapose vues et visions, flashes et flash-back, cadrages et encadrés… Vu le retrait du « réel » et les manques de la mémoire, le roman n’est pas reflet d’un quelconque référent, mais réfraction de fragments épars, « compressé plastique de choses vues reconfigurées » (62) ; son objectif est de « faire courant continu avec l’évidemment discontinu », « fixer le bougé, former poterie avec de l’informe, lier ce qui s’obstine à délier tout lien » (76), proposer « du bariolé non figuratif » (355), des représentations floutées en pointillés, une bande son « en pizzicati plicploqués sur soupe au gras d’harmonie coupée de blancs exaspérants » (341)… Ainsi l’esthétique prigentienne est-elle inscrite dans un texte qui représente un véritable palais de glaces aux mille réflexions et autoréflexions.

La vérité/réalité étant inatteignable, Demain je meurs en donne une vision « multifocale » (cf. p. 163), kaléidoscopique... D’où, à proprement parler, une véritable mise en scène(s) : le texte orchestre dix chapitres dont les titres offrent des vues, vision et « flashes en rétro », en plus d’un « carnet de croquis (vu à la lorgnette à la Fête de l’Aube) » (pp. 151-153), de tous les flashes et flash-back internes se rapportant à la petite ou à la grande histoire, comme des « scènes de » (« scènes de sa vie militaire », pp. 105-107) et des nombreuses vignettes (par exemple, « Vignettes en vite fait », pp. 322-327)... Que retient-on d’une vie, hormis des images et des saynettes éclatées ? La continuité réaliste, que met en œuvre le récit linéaire et chronologique, se trouve remise en question : Demain je meurs juxtapose des tableaux plus ou moins troubles en précipité ou « en croqué vif » (p. 141), des poèmes en vers de mirliton et diverses digressions.

lundi 3 février 2014

Christian Prigent, L'Archive e(s)t l'oeuvre e(s)t l'archive / Réouverture pour inventaire 2/2 (Traversée Prigent #2), par Fabrice Thumerel


 Christian Prigent au Palais des Beaux-Arts de Lille en novembre 2013

Christian Prigent, L’Archive e(s)t l’œuvre e(s)t l’archive, Supplément à la Lettre de l’IMEC, coll. "Le Lieu de l’archive", hiver 2012, 32 pages.

A l’occasion du dépôt de ses archives à l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine (IMEC), Christian Prigent a écrit cet opuscule qui permet de faire le point sur sa fabrique scripturale comme sur son rapport à la Bibliothèque et à la critique génétique : après le volume Christian Prigent, quatre temps, voici donc le deuxième volet de la réouverture pour inventaire. De quoi s’agit-il ? Celui qui n’a jamais fait part du moindre intérêt pour la question des archives distingue trois types de documents : un dossier lacunaire comprenant brouillons et états divers de ses manuscrits ; les archives dites "familiales" (photos d’enfance et lettres essentiellement) ; des archives sonores et textuelles concernant les avant-gardes et les écritures expérimentales depuis les années 70 (cassettes audio, revues, affiches et programmes de multiples manifestations et colloques…), auxquelles s’ajoutent un ensemble étiqueté "socio-politique", qui témoigne du contexte des années 50-60 et des activités paternelles au sein du PC. Nous attend une surprise de taille : celui qui a fait son entrée dans le champ littéraire en un temps qui proclamait la mort de l’auteur n’est pas prêt à renoncer aux privilèges de l’auctor.

L’ethos prigentien ressortit au relativisme moderniste : dès lors que notre langage se révèle inadéquat à ces réalités sensibles que sont le monde extérieur comme notre propre corps, notre présence au monde ne peut qu’être négative et il ne saurait y avoir de saisie immédiate du "réel" ; notre rapport au monde étant médiatisé, nous ne percevons la "réalité" qu’à travers le prisme de nos représentations, de matériaux symboliques qui constituent notre culture spécifique ; aussi sommes-nous structurés par les discours socioculturels et les textes les plus variés qu’a emmagasinés notre mémoire affective et littéraire. D’où une écriture qui exhibe ses matériaux (notamment dans les dernières autopoéfictions : Grand-mère Quéquette, Demain je meurs et Les Enfances Chino) : écrire, c’est se confronter à ces archives qui nous informent.

Au reste, Christian Prigent revient sur ce qu’il appelle son "bricolage formel", c’est-à-dire la manière dont il travaille ces matériaux, allant jusqu’à préciser les cinq étapes du processus : "sélection / extraction / insertion / articulation / transformation" (p. 18). Plus précisément, dans les années 70-80 (années TXT), il crée des polyphonies au moyen de collages et d’une pratique du cut-up qui se veut ludique et critique (la visée éthique/politique prévaut sur le seul aspect technique : cf. "Morale du cut-up", dans Une erreur de la nature, P.O.L, 1996, p. 70-78) ; d’où cette différenciation vis-à-vis de William Burroughs : "Mon matériel documentaire est d’une tout autre nature : autobiographique, enfantin, rural, élégiaque. Il y a cut-up puisqu’il y a découpe, prélèvement et remontage des bribes découpées. Mais la manipulation rhétorique (homophonique, etc.) et l’effet (essentiellement comique) recherché sont radicalement différents de ce que produisaient le pathos socio-critique et la dramatisation du cut-up à la Burroughs" (17). Mais depuis une bonne vingtaine d’années, il insiste sur ce qui fait tenir les textes : "Un livre tient pour autant qu’un phrasé, semblable à nul autre, y lie l’hétérogénéité du matériau documentaire (l’histoire, la culture, les affects, les fantasmes, les temps et les espaces divers) et la complexité formelle (intertextualité, montage, disparate générique, malaxage rythmique…)" (18). Dans cette optique d’un formalisme avant-gardiste qui confère de la valeur à la notion différentielle d’"écriture", le matériau n’existe qu’archivé dans l’œuvre.

Et l’écrivain de réaffirmer la spécificité de l’œuvre : "Une œuvre ne se constitue que contre son archive : elle est le résultat d’une force de transformation et d’accomplissement de l’archive en autre chose, de sub-lime [...]" (20-21). Ce faisant, il fait prévaloir le texte concerté (l’œuvre) sur l’avant-texte, mettant en valeur le processus maîtrisé par l’auteur. Pour lui, la démarche génétique va à proprement parler à contre-sens : s’orientant du texte vers l’avant-texte, à savoir de l’accompli vers l’inaccompli, du sublime vers le laborieux, elle nie le travail de hiérarchisation esthétique et de création originale. En fait, l’essentialisme textualiste s’oppose à la méthode génétique au nom de l’irréductibilité littéraire. Seulement, dès lors qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de célébrer/mythifier le "génie créateur", peut-on réduire toute explication à une réduction de l’œuvre ? Evitant désormais les excès positivistes, les égarements finalistes ou la tentation naïve de trouver dans l’avant-texte l’authenticité ou le sens ultime du texte, et bien que parfois laborieuse et peu enthousiasmante, la critique génétique met l’accent sur les logiques d’écriture, les processus d’élaboration d’une écriture singulière. Par ailleurs, contre une doxa toujours prompte à hypostasier écrivain et écriture, la sociogénétique procède à l’objectivation par relativisation historicisante : toute position ne prend sens que par rapport à une trajectoire dans l’espace littéraire et à l’histoire de ce champ ; c’est ainsi que le dossier génétique permet d’étudier comment chaque œuvre se définit par rapport à l’histoire littéraire et l’espace des possibles contemporain (ensemble des normes et valeurs établies dans un état du champ). Or, si l’écrivain n’a pas à céder aux assignations savantes ni à tous types de jugement de valeur, sa "liberté créatrice" est-elle menacée par une démarche qui démontre l’originalité d’une position ? Quand on fait partie des rares à écrire non pas tant pour le public que pour et devant la Bibliothèque, c’est-à-dire à ne pas se contenter d’un espace de réception immédiat pour se situer dans une histoire, qu’a-t-on à craindre d’une perspective historicisante ?