jeudi 27 mars 2014

Plumes d'autrui : les bibliothèques de Grand-mère Quéquette et Demain je meurs, par Typhaine Garnier [Recherche - 2]

Plumes d’autrui

les bibliothèques de Grand-mère Quéquette et Demain je meurs




L’écrivain, comme dit Michaux, a affaire au « rythme des autres ». Version Prigent : « on n’est pas seul dans son estomac » (Demain je meurs, Paris, POL, 2007, p. 23). À la fois subie et orchestrée, cette diversité polyphonique n’est qu’un aspect du vaste recyclage qui est depuis les débuts au principe de l’écriture de Prigent. Celle-ci cherche en effet, contre l’illusion d’un rapport direct au réel ou à l’intime, à exposer et accuser le caractère médiat de notre rapport au monde. Prigent n’a cessé d’insister sur ce point : le sujet de l’écriture « n’est pas la vie nue, la pure substance de l’expérience, un monde indemne de langage », mais « la vie en tant que toujours-déjà, et de part en part, symbolisée. C’est-à-dire parlée par des récits, composée par des images, pensée par des savoirs ».i Pour une sensibilité particulièrement nourrie d’œuvres picturales et littéraires, il ne peut y avoir de représentation juste de l’expérience sans intégration de ces multiples prismes à travers lesquels le monde lui apparaît.

Dans les derniers romans, certaines de ces présences étrangères sont signalées par des « indices ». Il peut s’agir d’une référence à l’auteur (l’indication « en style marotique » conclut par exemple la réécriture d’une épigramme de Marot, Grand-mère Quéquette, Paris, POL, 2003, p.116), au titre (« c’était bucolique » referme la réécriture du début de la première Bucolique de Virgile, GMQ, 305) ou encore à des personnages de l’œuvre convoquée (par exemple les Rannou de La Charlézenn d’Anatole Le Braz, GMQ, 115). Indice plus discret, la seconde réécriture de Britannicus (« Pensée illico […] avec du retour vers les incipits : quoi ! tandis que Bibi s’abandonne au sommeil », GMQ, 277) invite à relire plus attentivement l’incipit du roman, où le vers de Racine était nettement plus défiguré : « Quoi !!!!!!!!!!!!! / Tu dis que ?…………………Nerfs ? / On sapant ?????? Tonnes ????? D’eau ????? Soleil ????? » (GMQ, 11). Et bien sûr on notera la présence des indications bibliographiques à la fin des deux romans (la « bibliographie succincte » de Grand-mère Quéquette suit même le découpage du roman en sept parties).
Il suffit de parcourir ces bibliographies pour voir que Prigent ne s’impose aucune restriction quant à l’époque ou à la « dignité » (culturelle, intellectuelle, esthétique) des matériaux susceptibles de venir nourrir l’écriture. « Les proses sont des éponges capables d’absorber »ii aussi bien Pline ou le « Cantique des cantiques » que « Perrine la servante » ou « Bonjour ma cousine ».iii En réalisant ainsi l’ambition rabelaisienne de « fécondation réciproque » de la culture savante et de la culture populaireiv, l’écriture trace en même temps un autoportrait culturel. Elle se fait le reflet d’un univers intellectuel singulier, marqué par l’influence de deux bibliothèques : celle de la mère, fréquentée enfant (« la comtesse de Ségur, Jules Verne, Jack London, Fenimore Cooper, les feuilletons populaires et les bandes dessinées du début du XXe siècle »), et celle du père, découverte plus tard (« bibliothèque gréco-latine, écrits politiques et «grands classiques » »… plus quelques « modernes »).v
L’effet comique produit par le caractère disparate des références est souvent accentué par une savante hybridation d’hypotextes hétéroclites. Ces compilations intertextuelles produisent des « monstres » littéraires, comme cet art poétique parodique où l’on passe sans transition de Du Bellay à Boileau puis Rabelais :
Tout concitoyen […] ne vomira plus de fond d’estomac paroles de boue comme les ivrognes, ni ne les étranglera de gorge comme grenouilles, […] mais fera patois en grandeur de style, mots magnificents, sentences gravées, audace et variété des figures et autres lumières – en bref : énergie et cet esprit que les vieux Latins, m’a dit mon papa, nommaient genius et c’est bonne mesure pour goûter d’oreilles. Et lettres aux amis, requête aux impôts, odes et virelais pour la bonne amie, […] il les remettra sans cesse au métier, souventes fois les limera et à la manière des ours, à force de lécher, leur donnera forme en façon de membres avec le limpide et bonne grammaire et les élégances. (GMQ, 164)

Parodia sacra et carnaval des classiques

Chez Prigent le dialogue avec la bibliothèque s’établit pour une grande part sur le mode de la carnavalisation. Rabaissement systématique du spirituel au matériel et du métaphorique au littéral, suspension momentanée de l’intelligence et du savoir historique : la réécriture se présente alors comme une lecture ostensiblement idiote de textes prestigieux. Comme tous les textes fondateurs, la Bible constitue pour la parodie une cible privilégiée.vi Les références bibliques abondent dans Grand-mère Quéquette : découpage du roman selon les heures liturgiques, réécriture carnavalesque des psaumes de pénitence (p. 149), parodie des prophéties apocalyptiques (p. 153-157), etc. Dans Demain je meurs, le deuxième chapitre évoque la question du rapport au père à travers la parodie d’un passage de l’Apocalypsevii et le développement bouffon des troisième et quatrième Commandementsviii. La parodie repose principalement sur la transposition en registre familier et l’ actualisation incongrue de l’hypotexte par l’emploi d’un jargon technologique moderne :
La voix : à bas la pierre modelée chair ! À bas les corps figés en plâtre ! À bas types en bronze, albâtre ou airain ou PVC sulfurisé ! À bas quidams en argile, mecs et meufs en stuc […] ! Prosterne pas devant aucune statue, […] dont celle de ton père en militaire sur son dada […] T’agenouille jamais devant mannequins coutelés en bois ou fondu métal ou coulé plastique ou thermoformés en celluloïd ni reconstitués par spectre hologramme ou effet spécial 3D sur console. (DJM, 23-24)
Même rabaissement trivial du sacré dans cette compilation parodique d’épisodes de l’Exode :
Et si c’est la manne de rosée que crache celui qui sait tout, ou son délégué, comme grenadine ou la menthe à l’eau par les meurtrières ou mâchicoulis du donjon des nues, ça va avant tout gadouiller ma raie peignée au milieu et je vois déjà mère qui furibarde. Ou s’il libérait de son colombier cailles, pigeons ou merles ou même sauterelles, termites ou criquets pour te satisfaire les appétits ? Crains plutôt la merde : piafs ça chie beaucoup […] (DJM, 22)

Mais plus encore que de textes sacrés, l’écriture se nourrit de cet autre terreau naturel de la parodie qu’est le panthéon littéraire. Sur ce « versant ensoleillé » de l’intertextualitéix, les réécritures sont aisément perceptibles pour qui « connaît ses classiques » (ses anthologies de littérature), d’autant plus qu’elles se limitent souvent aux débuts et fins de textes célèbres. Elles mettent en œuvre les mêmes procédés de carnavalisation que la parodia sacra, dont le principal est la trivialisation stylistique et thématique du modèle. C’est ainsi que la « Chanson d’Aimé (enfant) » traduit Lamartine en version comptine : « Ah, pouce ! / Pédale douce, / Vitesse du temps ! / Attends ! » (DJM, 102). Dans le « refrain en autoportrait » chanté par le héros de Grand-mère Quéquette en proie à une crise mystique, la « terrasse » où prie le saint des Illuminations (« Enfance, IV ») devient une vulgaire « paillasse » (« Je fais le saint sur ma paillasse »). Puis, couronnant la crise, la célèbre exclamation du Spleen de Parisx est ramenée à un registre plus quotidien : « n’importe où, pourvu qu’hors du monde. Autre : partout sauf ici où ça pue cuisine. » (GMQ, 43). Dans l’épisode du passage du Tour de France, l’habit du gros « moinillon » venu acclamer les héros ressemble singulièrement à celui du « mendiant » de Hugo (« Sur sa bure on voit des constellations mais ce sont étoiles de giclées graillon. », GMQ, 212), et, lors d’une crevaison, on reconnaît « l’Albatros » sous le costume cycliste :
Et que ça claudique au bord du fossé, avec la démarche comme sur des cocos. Géant de la route descendu bécane égale petit vieux à l’os arthritique. C’est à cause surtout, m’informe Grand-mère en veine de technique, des plaquettes fixées pour les cale-pieds sous leurs escarpettes de compétition. Le poète l’a dit : les pompes de géant empêchent de marcher. (GMQ, 228)
La parodie procède parfois à la réduction radicale du modèle. C’est ainsi par exemple que « La conscience » d’Hugo se trouve malicieusement réduite à l’essentiel :
Tu y verrais […] l’œil seul, l’œil unique, le soleil en haut, pareil en bas, vissé au nadir dans la coupe de vase comme en fond de tombe et pendu au croc du zénith des cieux. Il te forcerait à voir en dedans de toi comme dehors partout et il te dirait : qu’as-tu fait de ton père ? (DJM, 223)
Inversement, c’est un Britannicus vidé de son contenu que se récite le narrateur de Grand-mère Quéquette, qui ne retient de la tragédie que les deux premiers et le dernier versxi : « quoi ! tandis que Bibi s’abandonne au sommeil, faut-il qu’ils soient tous là à guetter son réveil, et que Pluton au ciel cochonne les abîmes, sur le parage où flotte odeur de sang de crime ? » (GMQ, 277).

La bibliothèque latine est elle aussi familièrement revisitée. On reconnaît par exemple un pastiche d’Ovide  dans la métamorphose de la 2 CV en hyène fétide :
Là où fut capote, peliçon advient, on sait pas encore si décapotable. […] L’essieu huile ses coudes, le pneu déchiquète : tiens, voilà dla patte avec de la griffe pas en caoutchouc. Là où furent phares, gare ! : crocs jaunes d’après festins, ivoires oints de pourri. (GMQ, 82-83)
Plus loin, Prigent complète un tableau champêtre avec le début de la première Bucolique de Virgilexii, dans une transposition vaguement homophonique : «  Plus haut sont des scènes de vie pastorale dans l’air agricole et Tityre patule pittoresquement sous tegme de fage : c’est très reposant. » (GMQ, 100). Le même texte fait ensuite l’objet d’une réécriture moins reposée (c’est une lettre de Trochon à Mona), mélange de transposition homophonique du texte latin et de parodie carnavalesque :
Sous les fleurettes, de la pastourelle dit qu’il lui propose de la mener nue (deux fois souligné) au frais du bocage et que comme gage c’est d’oser paraître au petit berger ému du pipeau. Puis avec l’infant de se patuler sous le flegme ami d’un fage empourpré par ces voluptés. Après : le babil et agaceries dans les aiguillettes, sous l’œil amoureux de Trochon son Pan à elle en privé, pas loin dans la haie grimé en mouton. (GMQ, 305)

Bien évidemment, une telle désinvolture envers les « maîtres » ne s’explique pas uniquement par le goût de la provocation (qui cela pourrait-il choquer ?). La parodie potachique chez Prigent n’a pas non plus d’intention critique : le rire ne s’exerce pas aux dépens du texte parodié mais naît du contraste entre l’hypotexte noble et la langue triviale et anachronique de l’hypertexte. À l’inverse, l’idée selon laquelle la parodie, loin de détruire, renforce et consacre le modèle n’est pas plus pertinente ici. La relation parodique chez Prigent est plus complexe, dans la mesure où la réécriture carnavalesque a justement pour ambition de dépasser cette « consécration » pour produire une véritable « réanimation » des œuvres parodiées. Il s’agit, par la distorsion parodique, de défamiliariser les classiques et de faire en sorte qu’ils continuent à travailler l’écriture et à être travaillés par elle.xiii À propos de l’utilisation de tableaux dans ses romans, Prigent explique qu’il cherche à « déjouer la solennité » du modèle en le réanimant de façon farcesque.xiv Il en va de même avec les œuvres littéraires : la désacralisation est aimante, et la véritable cible de l’écriture est donc moins le corpus classique que la vénération stérile de ce corpus. Prigent tient d’ailleurs à distinguer sa propre relation à la littérature du passé de celle des spécialistes comme de celle qui caractérise selon lui les écritures « postmodernes ». S’il estime important de « continuer à lire les anciens autrement que dans une perspective universitaire archéologique »xv, il déplore par ailleurs dans certains aspects de la littérature contemporaine une perte de « profondeur » dans la pratique de la réécriturexvi ainsi qu’une tendance au déni de l’héritage.

Salut les intimes


À côté du jeu carnavalesque avec les références religieuses et les auteurs consacrés, le dialogue se noue également avec ces auteurs qui, par la forme ou l’esprit, ont stimulé le désir d’ « en faire autant ». Ainsi s’installe dans les romans de Prigent une bibliothèque personnelle – celle des « modernes » que le fils livre aux foudres du père fictionnel dans la « leçon de littérature »xvii. Il peut s’agir de modèles d’écriture parodique : on a alors affaire à des réécritures doubles où la parodie de textes sérieux s’écrit à la manière de Rabelais, Jarry ou Queneau. Dans l’épopée des « Douze », par exemple, la parodie de la poésie communiste prend l’accent de la poésie mirlitonnesque de Jarryxviii (« Un intermède épique à Saint-Brieuc-des-Choux./ Le monde entier parvient même au fond de ces trous. », DJM, 71) et du Queneau de Chêne et chienxix (« Ton père en ce temps-là était adjoint au maire […] / Emilienne activait au Secours populaire », DJM, 83). Ces deux « maîtres » du décervelage sont par ailleurs fréquemment convoqués : « La passion considérée comme course de côte » (qui figure dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton) est un hypotexte privilégiéxx ; dans Demain je meurs, le début de l’ « intermède 1 » (à la « Fêt’ de l’Aub’ nouvelle ») xxi rappelle malicieusement la « chanson du décervelage » (en surimpression du « défilé » de Boris Vianxxii). L’affreux sadisme des bonnes gens dans Grand-mère Quéquette connaît des raffinements typiquement ubuesquesxxiii :
Mais pour que la fête soit complète, faudrait ouverture avec braillements et cris de navrés comme auparavant sous tenailles et fers ou un temps sur roue avec cassage d’os et distraction des jointures de membres par trait de roncin : ça serait bien bon […] (GMQ, 117)
Les élucubrations métaphysiques de comptoir à la Queneauxxiv, les désopilantes verbigérations spéculatives de Brissetxxv et les zuteries rimbaldiennesxxvi complètent le programme de cette « cure d’idiotie ».
La bibliothèque personnelle dont se nourrissent les romans de Prigent n’est pas cependant entièrement bouffonne. Un autre Jarry, celui de l’Amour absolu, s’invite par exemple dans ce paysage aux janiques « renforcées d’abeilles pour piquer plus dur » et fougères « avec les pustules d’orange au verso » (DJM, 18).xxvii La Bretagne littéraire de Prigent porte aussi les traces de Louis Guilloux, dont les personnages et les drames « défilent » dans cette vue de la baie de Saint-Brieuc à vol d’ULM :
T’es là, mêmes endroits, figures ça défile. Tu entends Maïa, Maïa la goton, après le suicide, crier : « Quê qu’t’as fait là ! Pour de quoi ? » […] Arrache. Décolle. Survol toute vitesse en panoramique. […] Piqué sur Palante, la petite bicoque vers la Croix-Pichon. Vol plané grand large sur falaises d’Hillion, les grèves, la Granville. Un coup de fusil : Palante pantelant, collé dans la vase. Rase-motte ULM : Pigeon-Blanc, maçons, les compagnons. (DJM, 170)
Lexicalement, thématiquement, rythmiquement, Rimbaud est quasi omniprésent. Conséquence d’une imprégnation profonde, il s’agit d’une forme d’intertextualité non concertée, c’est-à-dire qu’elle ne consiste pas dans la transformation délibérée et massive d’un autre texte mais fonctionne par réminiscences et signaux. On retrouve par exemple dans Grand-mère Quéquette la « nichée » de chiens de l’ « Alchimie du verbe » (GMQ, 86), les « barbes d’épis » des « Assis » (GMQ, 188) et la « hyène » d’Une Saison en enfer (« Tu resteras hyène, récrie le démon », GMQ, 88). On entrevoit le « paysage » de « Mes petites amoureuses »xxviii, décomposé et recomposé autrement : « Ces pâles hydrolats s’en vont en paresse vers le haut du fond où bleu bave beige dans vert pâlichon et réciproquement. » (GMQ, 100). Mais c’est aussi toute la comédie de la régression (l’aspiration à l’animalité ou à la fusion avec la matière), thème récurrent chez Prigent, qui révèle l’inspiration rimbaldienne.xxix Réponse bouffonne à l’interrogation de « Mauvais sang » (« Quelle bête faut-il adorer? »), l’ « éloge du cochon » dans Grand-mère Quéquette (p. 139-140) joue ainsi la farce de la fascination pour la condition animale. Même jeu dans Demain je meurs, lorsque l’enfant reprend haleine au bord du Doux-Venant. L’écriture compile ici plusieurs poèmes de Rimbaud : cela commence par une amplification du « Mangeons l’air » des « Fêtes de la faim » : « Enfin de l’air. […] Salut, dehors ! Re-bonjour espace ! Un godet, une tasse , tout un bol : goinfrons ! » (p. 206). Viennent ensuite des bribes de la « Comédie de la soif » : « Va fondre où elle fond. Va où le ru gît au pied des osiers. Va où l’eau pourrit sous l’affreuse crème » (p. 208). Puis une réduction des « Fêtes de la faim » (« Hume, tâte et mange. La terre et les pierres. Les rocs, les charbons, le fer. Le venin des lis. », p. 209) se poursuit en parodie du « Dormeur du val » (« Poil des graminées. Aigre du cresson. Humm très bon. Colle face contre terre. Que la glèbe t’englobe. »), dont le premier vers déformé résonne au début de la « Chanson » : « La glèbe, c’est un trou / de vulve velue où » (p. 209).
Mais les « salut ! » vont aussi à Artaud (« ça sent l’être » xxx, GMQ, 27, 35), Beckett («Mais n’anticipons pas » ; « fin première bobine »xxxi, GMQ, 31, 48), Novarina (« Il le fait », GMQ, 56, 260), etc. Ce sont parfois les auteurs eux-mêmes que Prigent convie comme figurants dans son roman : sur la scène de Grand-mère Quéquette apparaissent ainsi, burlesquement travestis, un Cadiot déguisé en « Monsieur Karim, en fait c’est Olive, ou voire Olivier, en costume de planches devant et derrière, et lui compressé en sandwich dedans », suivi de Novarina (« le ptit Valère, mioche savoyard qui corne son babil de classe dangereuse pour nous astiquer âtres et cheminées », GMQ, 102). S’ils n’apparaissent pas sur la scène de la fiction, Breton (« Dédé Breton », GMQ, 54) et Jarry (« l’oncle Alfred », GMQ, 226) sont traités avec la même familiarité.

L’écrit qui ne colle jamais


Envisagée à présent dans ses rapports avec le projet narratif, la réécriture s’enrichit de nouveaux emplois. Comme les tableaux, les textes étrangers viennent parfois lancer ou relancer le récit, en le faisant avancer « sur des bases autres que mimétiques ou expressives».xxxii C’est ainsi que Grand-mère Quéquette est « lancé » par une distorsion du premier vers de Britannicus. Les textes extérieurs sont des «réservoirs de figures, de sensations, de scènes »xxxiii  convoqués pour reformer l’expérience et la rendre étrangère : le « vécu » est retaillé selon d’anciens patrons présentant une certaine affinité avec les motifs biographiques. Bien plus que l’intertextualité sous forme de clins d’œil et de citations ponctuelles, ce recyclage donne lieu à des réécritures assez étendues.
L’entrée en scène de Mona-Aurore, dans Grand-mère Quéquette, est ainsi une transposition burlesque de « La Charlézenn » d’Anatole Le Brazxxxiv. Les Rannou du récit original sont devenus les frères Blivet et l’innocente Marguerite Charlès « l’onzelle Aurore », dont le portrait est recomposé à partir d’éléments tirés du texte de Le Braz :
l’œil pur couleur d’avril, teint clair couleur de mer. S’en sauve souple et belle comme sainte de chapelle, cavale sous crinière de buisson ardent flammée de violine avec dessous des dents d’éclat de dix-huit ans et du relief ou c’est épatant surtout vers l’avant […] et son pas sonne gai sur le granité malgré la bouillasse […]. (GMQ, 111, nous soulignons)
La réécriture procède à des dégradations stylistiques qui trivialisent et modernisent l’hypotexte : « on salue la meuf » « moumoutée d’hyacinthe », « l’héroïne sex bomb dla paroisse » (GMQ, 111). Sous ce travestissement stylistique, néanmoins, les passages retenus sont suivis d’assez près : le fléchissement de Mona, par exemple, est une traduction fidèle (en « langue Prigent ») du texte original.xxxv
Plus loin, Prigent met en scène le questionnement identitaire à travers la parodie d’un épisode de Perceval, avec la grand-mère dans le rôle du noble chevalier. « Pas neuf, le gag » (GMQ, 174), donc, mais le texte de départ est ici considérablement augmenté dans une amplification bouffonne qui en déploie les potentialités comiques.xxxvi L’interrogation qui commence comme suit s’étend sur près de deux pages :
T’es qui, dit Grand-mère par espièglerie, toi qu’on voit passer parmi le lopin ? Quoi comme galopin ? […] Suite de l’interpelle : qui t’es, chiffonnier ? Nomme-toi, petit pomme ! Parle ! Déclare matricule ! Arbore abattis avec numéro ! On t’appelle qui ? Courage le Kiki ! (GMQ, 173-174)
Au lieu des trois noms mentionnés par un Perceval plutôt sûr de lui, la réponse du « Bibi déconfit » s’étend comiquement par une prolifération délirante des identités :
Grand-mère, je sais pas. [...] Chiffonnier c’est moi. Romano pareil. Galopin souvent. Untel par temps d’inadvertance. […] Pot’ coz ou Vri-tongn péjoré Vri-lous parmi les Bretons. Et, ad libitum : Monfils, Monfiston, Monfi, Lefrangin. C’est d’un compliqué, tout ce dérapé des identités ! Sans compter les suites, paraît, même après. Mon ci ou mon ça (chéri, con, vieux, amour, cochon, salaud, lapin…). Papa si j’ose le pas. Tonton par induction. Patron, rêvons-pas. Maestro, c’est trop. Papy on se calme. (GMQ, 174-175)
Dans Demain je meurs, le conte du Graal fournit la trame d’un autre récit de rencontre : celle des futurs parents du narrateur. Ici Prigent emprunte au conte également sa langue, la parodie se doublant donc d’un pastiche d’ancien français. Chrétien de Troyes donne l’incipit : « ce fu au tans qu’arbres foillissent et le oisel en lor latin au matin cantent doucement. » (DJM, 302). S’ensuit une série de substitutions comiques : Emilienne dans le rôle de Perceval « guerpit sa maison » pour « querre un ostel u herbergier ». Dans le rôle de la « veve dame » on trouve « Dame vedve Bœuf, nee Juliette Larose », propriétaire de l’appartement à louer, où Emilienne rencontre le beau « bachelier Aimé, l’ueil bloi, meche blonde en bataille». Un second hypotexte se glisse alors à la suite du premier : il s’agit toujours de l’histoire du Graal, mais dans la version de Robert de Boron, à qui Prigent emprunte quelques formules pour conter l’ « enamorment » d’Aimé et d’Emilienne.xxxvii
Sur le même principe, l’entrée en scène de Louis Guilloux (p. 171) transpose et réagence les éléments d’un hypotexte célèbre : l’évocation des visites de Swann au début de la Recherche du temps perdu.xxxviii En faisant passer le verbe « arroser » d’un emploi figuré au sens propre et en l’associant aux « rosiers » évoqués plus loin, Prigent remplace « le grelot profus et criard qui arrosait […] de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne […] qui le déclenchait en entrant « sans sonner » » par : « qui tire la cloche, il prend toute la flotte des rosiers en voûte qui ornent au-dessus. ». Au geste que fait la grand-mère (chez Proust) pour réarranger les rosiers, comparé à celui d’ « une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis » fait écho cette remarque sur la chevelure du visiteur : « Sonne donc, le clampin, c’est shampoing gratuit : ça fera pas de mal à ta tignasse. ». Si Prigent allège ironiquement la phrase proustiennexxxix, dans l’annonce de l’identité du visiteur il allonge au contraire l’épisode :
C’est le pillouër, l’arsouille, le clodo, avec sa bouffarde et sa grande écharpe genre Aristide Truc, le roucouleur nul pour les parigots. » Mais encore, Mémé ? « Vous savez bien qui : çui qui pose bohème et pond du bouquin sur le populo pour divertir les aristos.xl
L’accueil est singulièrement dégradé par rapport à celui que l’on réservait à Swann : au lieu d’une grand’tante « toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin » et « parlant à haute voix » par politesse pour le visiteur, c’est une grand-mère qui « file bouder sur ses botocoats dans son officine, avec ronchonné en parler breton sur les fréquentations ». Et au lieu d’un narrateur allant dire « qu’on apportât les sirops » : « Maman renfrogne sec : faut sortir les tasses. » Dégradation, aussi, dans l’apparence du « client » : « cache-nez de rapin, longues mèches Jésus-Christ ou façon artiste en sous-préfecture […]. »xli Enfin, précision intéressante : Prigent affirme n’avoir aucunement pensé au texte de Proust en écrivant ce passage.xlii

Une autre facette de l’intertextualité est celle qui a trait à l’identité générique des œuvres convoquées. Le passage de Grand-mère Quéquette constitué d’une juxtaposition de débuts et fins de tragédies de Racinexliii met en évidence la durée tragique (une journée) choisie comme cadre formel du roman. De même, la parodie d’une formule du préambule des Confessions de Rousseau (« Je connais mon cœur : il plie, il s’étrécit. […] Et je sens les hommes : ils puent. », GMQ, 317-318) renvoie à la pratique d’une « écriture-confession », à laquelle le personnage de Trochon se livre effectivement dans ces pages. On retrouve ce phénomène d’auto-commentaire par la référence indirecte à un genre dans Demain je meurs avec l’allusion, au sein de la réécriture du Perceval, à la Farce de Maître Pathelin.xliv Cet hypotexte secondaire fait sens ici en tant que référence au genre de la farce (intermède divertissant entre les pièces sérieuses) et à la parodie de languesxlv, exercice auquel Prigent se livre à cet endroit du roman.
Enfin, l’intertextualité présente parfois une dimension que l’on pourrait qualifier de « stratégique » : c’est le cas lorsque, par un effet de pudeur, la parole pathétique est déléguée à l’hypotexte. Dans Demain je meurs, la cruauté prend ainsi souvent le masque de la parodie, comme dans l’aveu  de masochisme par « Héautontimorouménos »xlvi interposé :
Exposons pensées qu’il eut dans sa tête. […] Elles braillent dans ta voix, les criardes. Elles instillent poison dans ton sang. Elles sont la plaie et le couteau, la joue et le soufflet. T’as lus ça où donc ? Et tu te vois toi en moche au miroir où ces mégères te regardent. (DJM, 139)
Dans un esprit voisin, la chanson de Brel « Ces gens-là » vient apporter en sourdine à la scène du repas de « fête » chez les grands-parents une charge supplémentaire de pathétique et de noirceur :
Pas un pipe un mot. Bonsoir le bonsoir. Même pas un « te v’là ». […] Ou t’as oublié. […] Ils sont tous en train de goinfrer la soupe, au moins dans ta tête. Glou glou, slurp, gargouilles, au moins en écho dans ton cyclotron qui touille du pas bon. Ils disent rien, ils lapent, ça fait une cadence, voire une mélodie. Et tic-tac l’horloge comme basse continue. (DJM, 129)
Ultime détour,  la réécriture burlesque du conte breton de « Fantic Loho ou le linceul des morts »xlvii forme une digression qui, par la conversion du macabre en bouffonnerie, met à distance le tragique et désolennise la fin du livre. Pour autant, il ne s’agit pas d’une greffe totalement incongrue, car cette réécriture fait ainsi une place, à la fin du roman, à la matière régionale à laquelle Edouard Prigent (père de Christian) s’est intéressé à la fin de sa vie. La parodie burlesque est donc un détour paradoxalement pudique pour parachever le portrait du père, et le lui dédier, cette histoire de linceul servant de prologue à la dédicace finale :
Si Aimé criait […] : « Rends-moi mon linceul », tu lui rendrais pas : il n’y en a pas, tout fut consumé. Pourtant tu le rends, d’une autre façon : linceul c’est ce livre, on dira plus tard, on dira peut-être. (DJM, 356)

Grimant l’autre en soi-même ou retaillant le costume d’autrui, l’auteur de Grand-mère Quéquette et Demain je meurs jouit de « la puissance d’être à la fois soi et un autre»xlviii. Dans les cas de réécriture massive, il joue de toute la gamme des procédés caractéristiques des « genres officiellement hypertextuels » que sont, selon la terminologie genettienne, le travestissement burlesque, la parodie stricte, le pastiche satirique et le pastiche héroï-comique.xlix Mais l’intertextualité est aussi présente sous une forme plus diffuse. Souvent singulièrement composite et stratifié, le substrat intertextuel n’est pas formé uniquement de textes « suffisamment connus »l pour que le lecteur puisse percevoir tous les effets de réécriture. Tantôt ostentatoire, tantôt discrète voire quasi secrèteli, l’intertextualité dans les romans de Prigent établit une relation subtile aux modèles, les dimensions ludique (« carnaval des chefs-d’œuvre »), esthétique (goût pour l’hétérogène) et culturelle (brasser la mémoire de la littérature) du recyclage des textes n’étant nullement incompatibles avec des enjeux affectifs. L’écriture bricoleuse de Prigent porte ainsi la trace de multiples bibliothèques dont le caractère disparate est précisément ce qui, pour lui, fonde la paradoxale justesse de cette cacophonie.

i Christian Prigent, quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Paris, Argol (Les Singuliers), 2009, p. 153.
ii Ibidem., p. 182.
iii Cf. DJM, 329,238, 339  et GMQ, 213.
iv Selon l’analyse développée par M. Bakhtine dans L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, trad. A. Robel, Paris, Gallimard – NRF (Bibliothèque des idées), 1972.
v Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas, entretiens avec Hervé Castanet, Cognac, Cadex, 2004, pp. 46-47.
vi Cf. D. Sangsue, La Relation parodique, op. cit., p. 111. Dans le premier chapitre de son étude sur Rabelais, Bakhtine retrace l’histoire de cette tradition de la parodia sacra. Cf. L’Œuvre de François Rabelais…, op. cit..
vii « ils ne cessèrent pas d’adorer les démons, et les idoles d’or, d’argent, d’airain, de pierre et de bois », Apocalypse de Jean, 9.
viii « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre» ; « Tu ne te prosterneras point devant elles… ».
ix G. Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Seuil (Poétique), 1982, p. 16.
x « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! » (« Any where out of the world »).
xi « Quoi ! tandis que Néron s’abandonne au sommeil, / Faut-il que vous veniez attendre son réveil ? » ; « Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes ! », J. Racine, Britannicus, Paris, Gallimard, 1995, pp. 43, 126.
xii « Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi », Virgile, Les Bucoliques, I, v.1.
xiii Cf. Ch. Prigent, Salut les anciens / Salut les modernes, Paris, POL, 2000, p. 60.
xiv Ch. Prigent, Le Sens du toucher, Sainte Anastasie, Cadex, 2008, p. 18.
xv Cf. « L’incontenable avant-garde », entretien de Christian Prigent avec Fabrice Thumerel, disponible sur : www.libr-critique.com, série «Manières de critiquer», dossier «Avant-gardes, critique et théorie».
xvi « Le « moderne » ou même « l’avant-gardisme », ce n’est pas la table rase, c’est au contraire le lien maintenu (le lien amoureux : passionné et conflictuel) avec la culture, avec la bibliothèque : c’est l’idée du moderne qui véhicule et refonde la tradition. Naguère Jarry dialoguait avec Rabelais, Joyce avec Homère et Dante, Gadda avec Virgile, Ponge avec Lucrèce et Malherbe. Aujourd’hui Novarina dialogue avec la Bible. Verheggen avec Artaud. L’oubli du moderne est aussi oubli de cela et l’art post-moderniste a souvent transformé la profondeur substantielle de ce dialogue en un académisme de la citation et du collage superficiel. », Ch. Prigent, Ceux qui merdRent, Paris, POL, 1991, pp. 23-24.
xvii Cf. DJM, 181-189.
xviii « À Saint-Brieuc des Choux tout est plus ou moins bête,/ Et les bons habitants ont tous perdu la tête. », A. Jarry, « Saint-Brieuc des Choux », Ontogénie, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1988, p. 25.
xix« Je naquis au Havre un vingt et un février / en mil neuf cent et trois. / Ma mère était mercière et mon père mercier : / ils trépignaient de joie. », R. Queneau, Chêne et chien, Paris, Gallimard (Poésie), 2008, p. 31.
xx On relève en effet de nombreux clins d’œil à ce texte : « on voit golgotha : Tour de France égale tour dur de souffrance où couronne d’épines c’est pneu avec clous. » (GMQ, 210) ; “on guette des gambettes qui bourrent des flancs métalliques en tenant mulet fort par les oreilles. » (GMQ, 226).
xxi « Un dimanch’ matin / (c’est l’été), / On s’est levé tôt, / on s’est s’coué. […] / On a mis sa bell’ / chemisette / Et sa culott’ bleue / la plus chouette. […] / Car c’est aujourd’hui / qu’on y va, / Avec maman, a / vec papa, […] Sur son trente et un / d’apparat. » (DJM, 147).
xxii « Un beau matin de Juillet le réveil a sonné dès le lever du soleil / Et j’ai dit à ma poupée faut te secouer c’est aujourd’hui qu’il pa-as-se », « Le défilé ».
xxiii « torsion du nez, arrachement des cheveux, pénétration du petit bout de bois dans les oneilles, extraction de la cervelle par les talons, lacération du postérieur, suppression partielle ou même totale de la moelle épinière», Jarry, Ubu roi, Tout Ubu, op. cit., pp. 123-124.
xxiv Dans DJM, la « leçon » de métaphysique sur l’âme, pp. 247-249.
xxv « « Qu’ai, qu’ai-je ? Qu’ai que c’est ? Quèque c’est ? C’est que ce ! C’est qu’c’est ! Sec, le sexe ! […] Qué qu’es te ? Quéquette ! » (GMQ, 177).
xxvi « Que rien par mon fait ne produise plus qu’émanations ou explosions ! » (GMQ, 151). Le « Rêve » de Rimbaud (inclus dans une lettre à Delahaye du 14 octobre 1875), commençait ainsi  : « On a faim dans la chambrée – / C’est vrai… / Émanations, explosions. ».
xxvii Jarry écrit : « Les genêts plus bénins, mais artificiellement renforcés d’abeilles. » ; les fougères « fourrées de pustules », Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien, suivi de L’Amour absolu, Gallimard (Poésie), 1980, pp. 135, 136.
xxviii « Un hydrolat lacrymal lave / Les cieux vert-chou / Sous l’arbre tendronnier qui bave ».
xxix « l’âme bestiale ça sonne dans la cloche qu’ont dans leur bidoche comme bourdon farouche de cent sales mouches […] c’est très mauvais sang, vice et pourriture et peinture idiote » (GQM, 146).
xxx « Là où ça sent la merde, ça sent l’être », Artaud, « Pour en finir avec le jugement de Dieu ».
xxxi formules de En attendant Godot et de La Dernière Bande.
xxxii Christian Prigent, quatre temps, op. cit., p. 136.
xxxiii Ch. Prigent, Le Sens du toucher, op. cit., p. 22.
xxxiv A. Le Braz, La Charlézenn, Vieilles histoires du Pays breton, Rennes, Terre de Brume, 1999.
xxxv « Son sourire traviole, zygomatique crispe, elle moufte que rien en langue aux Blivet […]. Mais dedans : gamberge et méditatif. […] Mais on sent au fond comme un clapotis d’ondes de pourquoi-pas-après-tout-faut-voir : marquise de la mouise c’est pas si déchoir. » (GMQ, 126-127). Chez Le Braz : « Tout d’abord elle n’avait écouté les paroles de Kaour qu’avec ennui, le front plissé, l’air méfiant et sombre. Pais peu à peu elle y avait pris intérêt. Finalement, à l’idée de vivre parmi ces hommes simples, dans la grande forêt pacifique et profonde comme une église immense, son cœur s’était fondu. », La Charlézenn, op. cit., p. 34.
xxxvi L’épisode chez Chrétien tient en effet en une quinzaine de vers. En voici une traduction en français moderne : « Mais je t’en prie, apprends-moi par quel nom je t’appellerai. -Seigneur, je vais vous le dire : je m’appelle Cher Fils. – Cher Fils, c’est ton nom ? Je suis persuadé que tu as aussi un autre nom. -Seigneur, par ma foi, je m’appelle Cher Frère. –Oui, oui, je te crois, mais si tu acceptes de me dire la vérité, c’est ton vrai nom que je veux savoir. -Seigneur, je peux bien vous dire que mon vrai nom est Cher Seigneur. – Grand Dieu ! voilà un beau nom. En as-tu un autre ? – Seigneur, non, et jamais assurément je n’en ai eu d’autre. », Ch. de Troyes, Perceval ou le Conte du graal, trad. J. Dufournet, Paris, Garnier-Flammarion, 1997, pp. 55-57.
xxxvii Par exemple : « plus bele demisele que oncques fesist Nature » ; elle « l’enama molt durement en son cuer » ; « molt en fu liee » (DJM, 303). Cf. Robert de Boron, Le Roman du Graal, Paris, 10/18, 1981.
xxxviiiCf. Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1965, pp. 17-18.
xxxix Prigent : « visite c’est pas souvent » / Proust : « Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray » ; Prigent : « Sonnette à la grille.» / Proust : « nous entendions au bout du jardin […] le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers ».
xl Proust : « « Une visite, qui cela peut-il être ? » mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann ».
xli Proust : « on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant ».
xlii Ce qui donne à penser sur la puissance de certaines imprégnations, ajoute-t-il non sans beaucoup d’ironie (entretiens des 14 décembre 2012 et 7 janvier 2013 à Saint-Brieuc).
xliii « Début tragédie dès sauté du lit, épilogue compris : Quoi ? / mon souvenir ! Quoi ? / crime ! Oui je viens / Père ! Oui / payer tes bienfaits ! Oui / ta rage avec ! Viens, suis-moi / douleur ! Arrêtons / hélas ! » (GMQ, 24).
xliv Dont proviennent le terme de « tribouilleries » (p. 302) et la formule « Marmara carimari carimara » (p. 304).
xlv Pour tromper le drapier venu réclamer son argent, Pathelin simule la maladie et délire en plusieurs langues.
xlvi « Elle est dans ma voix, la criarde ! / C’est tout mon sang, ce poison noir ! / Je suis le sinistre miroir / Où la mégère se regarde. / Je suis la plaie et le couteau ! / Je suis le soufflet et la joue ! », Les Fleurs du mal et autres poèmes, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 99.
xlvii F-M. Luzel, Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, Presses Universitaires de Rennes – Terre de Brume, 2001, pp. 369-372.
xlviii Baudelaire, « De l’essence du rire », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, t. II., 1990, p. 643.
xlix Cf. G. Genette, Palimpsestes., op. cit., pp. 29-30.
l Genette remarque que l’œuvre parodique s’en prend « comme il va de soi » à des textes « suffisamment connus pour que l’effet soit perceptible », Palimpsestes, op. cit., p. 40.
li On trouve par exemple dans Demain je meurs des références au livre d’Édouard Prigent sur Louis Guilloux (Louis Guilloux, Presses Universitaires de Bretagne, 1971). Le titre du chapitre 8, « géographie pathétique », est une expression tirée de ce livre ; l’évocation de la vie d’Aimé enfant au lycée (p. 103) reprend un passage de la biographie de Guilloux par Édouard Prigent.

jeudi 13 mars 2014

Prigent, le directeur de TXT et le modernisme anglo-saxon, par Bénédicte Gorrillot [Recherche - 1]

Le texte ci-dessous est la version définitive d'une communication donnée à Lyon le 24 octobre 2008 lors du colloque "Modernisme et illisibilité".

 
Mon titre peut surprendre, car il distingue plusieurs personnes en Christian Prigent : l’écrivain, auteur de fictions ou d’essais, et l’éditeur de revues, en particulier le fondateur (avec J.-L. Steinmetz) de la revue d’avant-garde TXT (parue de 1969 à 1993). Il n’est pas sûr que les attitudes du poète qui théorise en nom personnel et du directeur d’un collectif littéraire soient strictement superposables. Je propose donc, dans cette étude, de décrire l’accueil que C. Prigent, à la fois comme auteur et comme directeur de la revue TXT, a réservé aux créateurs anglo-saxons érigés comme fers de lance du modernisme par la critique universitaire ou par les artistes eux-mêmes. J’interrogerai, d’une part, la réception que l’homme a eue, par exemple dans TXT, de ces écrivains d’Europe ou d’Amérique composant en langue anglaise. J’éclairerai, d’autre part, leur éventuelle influence sur sa propre création poétique ou romanesque.
Le présent colloque invitant à questionner les liens systématiquement tissés entre modernité et illisibilité, il convient aussi de préciser si les créateurs incarnant la modernité anglo-saxonne ont été reçus comme illisibles par C. Prigent. Un tel objectif impose de définir, au préalable, ce que l’écrivain entend par « modernisme » et la relation qu’il établit entre posture moderne et risque d’illisibilité. L’on pourra alors préciser la réception qu’il se fait de sa propre production fictionnelle et mesurer si les artistes du modernisme anglo-saxon par lui repérés ont contribué à accentuer l’éventuelle illisibilité de son activité littéraire.

PRIGENT ENTRE MODERNISME ET ILLISIBILITÉ
♦ Le modernisme selon Prigent
Au dos de la 1e de couverture de Salut les Anciens, Salut les Modernes (POL, 2000), l’essayiste esquisse cette définition du « moderne » :
"Où est, dans la poésie d’aujourd’hui, le nouveau ? […] Voici quelques écrits poétiques récemment parus. D’une certaine manière, ils font « école ». Une étrangeté coriace s’y affirme — qui défie la lecture.
Des noms ? Philippe Beck, Charles Pennequin, Christophe Tarkos. Ces noms ne prétendent pas couvrir le champ" .
Les écrivains de la modernité littéraire pratiquent « les étrangetés coriaces », c’est-à-dire « les grandes irrégularités de langage », comme l’auteur aime encore à le reformuler, devant H. Castanet dans Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas (Cadex, 2004, p. 115), reprenant à G. Bataille ses mots de l’« Avant Propos » au Bleu du ciel. Bataille surplombe aussi le numéro 2 de la revue TXT, cité en exergue à l’« Ordinateur » introductif (hiver 1970) : « une logique existe en poésie. En riant, l’humanité se sépare de son passé. Toute communication participe du suicide et du crime (Bataille) ». Cet art de la rupture par rapport au goût passé qui met à rebrousse-poil le beau académique, qui « gifle le goût public » (comme l’écrivait le futuriste Khlebnikov, en 1912) et qui met les lecteurs sur leurs gardes, cet art-là décrit précisément la posture d’avant-garde pour Prigent.
En effet, dans Christian Prigent : 4 temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot (Argol, février 2009), le créateur superpose champ moderne et avant-garde : « ma bibliothèque de prédilection est banalement celle des « avant-gardes » du XXe siècle » (p. 7). Il en énumère les noms : « Lautréamont, Rimbaud, Jarry, Kafka », « Joyce, Proust », « Céline », « quelques auteurs de langue anglaise (Pound, Cummings, Burroughs) », mais aussi « Maiakovski, Khlebnikov, Biély » ou « Gadda », puis « Artaud, Bataille, Ponge, Queneau, Beckett » ; [ …] et pour venir plus près de ma propre génération, le Ginsberg de Howl et de Kaddish, le Denis Roche d’Éros énergumène, le Guyotat d’Eden, Eden, Eden » (Id.). Et il ajoute :
"[…] Cette liste, c’est la descendance des acteurs de « la révolution du langage poétique » de la fin du XIXe, poursuivie à travers les Futurismes, Dada et le Surréalisme, jusqu’aux années des ultimes avant-gardes. C’est ce trajet-là qu’ont suivi mes lectures. Elles sont assez conventionnelles : c’est la tradition moderniste" (Ibid., p. 11).
Par rapport à Salut les Anciens, Salut les Modernes, l’essayiste étend la liste des noms de la modernité. Il varie aussi le vocable, invoquant ici une posture « moderniste ». Toutefois, il ne charge pas le suffixe « -iste » d’une connotation péjorative. L’adjectif réfère seulement à l’intensité maniaque avec laquelle certains écrivains, dont Rimbaud, ont lancé ce programme de la « révolution du langage poétique » — formule reprise à J. Kristeva et lui servant a posteriori à qualifier une tradition poétique hautement corrosive. Le suffixe fonctionne donc comme un superlatif grec (-istos) et traduit l’acharnement d’une perpétuelle remise en cause des mécanismes langagiers — jusqu’à ceux qu’a créés la modernité, productrice de ses propres clichés.
Cette vision dynamique, fondamentalement instable, du geste modernisant et de la modernité transparaît déjà dans le « Justificatif d’une revue », clôturant le n°18 de TXT (février 1985) :
"Pourquoi encore une « revue » de « littérature » ? Le trajet de TXT est depuis 15 ans un effort de réponse pratique à cette question : contre tous les académismes (le « moderniste » aussi bien), contre l’insignifiante vulgate intellectuelle […] que propage l’édition traditionnelle, il y a toujours à donner la parole aux « gais savoirs »" (56).
Prigent semble ici utiliser « moderniste » dans une acception péjorative, en le liant à « académisme ». Quand il paraît employer l’adjectif en mauvaise part (ce qui est rare), il veut dénoncer un raidissement du geste modernisant et une immobilisation mortifère qui conduisent vite au cliché académique. En janvier 2008, au colloque « Liberté, licence, illisibilité poétiques » de San Diego, il s’est accordé avec Jérôme Game sur ce possible et condamnable raidissement, quand Game a précisé : « dans vos proses, il n’y a pas de durcissement moderniste faisant du texte la pure tautologie de son avènement mis en boucle. Il y a, au contraire, une multitude de figures » ("Densité, aplomb, clarté ou de différents régimes moteur chez Prigent"). Ces propos permettent, paradoxalement de confirmer ce que Prigent entend, derrière « moderniste », quand il l’utilise en bonne part. Il y désigne l’excès d’une énergie positivement destructrice et constamment déstabilisante. L’adjectif fonctionne alors, chez lui, comme un inchoatif. Cette conception du geste « moderniste », intensif, superlatif, inchoatif, sort le mot d’une vision elle-même cliché : celle qui lie le moderne à une temporalité précise, c’est-à-dire au contemporain. Pour l’essayiste et l’éditeur Prigent, Rabelais ou Scarron, aussi bien que Rimbaud, Jarry, Joyce ou Stein, illustrent, à ses yeux, l’écriture moderniste.

♦ Modernisme et illisibilité
La conséquence de ce parti pris rupteur est la coupure sociale de l’écrivain. Le premier « Ordinateur » de TXT (hiver 1969), co-rédigé par C. Prigent et J.-L. Steinmetz, l’énonce d’emblée avec clarté : « l’ouverture de tels produits rétablit l’insignifié et l’illisibilité, supprime le lecteur bénéficiaire ». Prigent entérine aussi, à titre personnel, ce topos de la critique, formulé en 1969, en nom collectif. Dans Salut les Anciens, Salut les Modernes, il définit le moderne comme « une étrangeté coriace qui défie la lecture » (1e de couverture). Il reste alors à désigner les illisibles. Dans Une Erreur de la nature, il propose des noms : « Proust », « Guyotat », le Joyce du « Finnegan’s wake », « Artaud », « la rapidité coupée/ collée du geste de Burroughs tranchant les “vieilles lignes“ », le « Sollers » du « Paradis », « Racine, parce que nous ne savons plus respirer l’alexandrin », « les axes démultipliés des Cantos de Pound », « Mallarmé », « les sortes de photos-finish d’une vitesse prise au vol que sont la plupart des poèmes de Cummings » ou encore « Maurice Roche » (POL, 1996, p. 35). L’écrivain, lui-même, fait partie de cette longue liste :
"Je suis de ces écrivains qu’on dit difficiles, voire illisibles. Ce n’est pas être en mauvaise compagnie. Compagnie disparate, d’ailleurs. On y trouve aussi bien Pétrarque (il préférait « être incompris, plutôt qu’approuvé ») que Tristan Tzara (qui voulait faire des « œuvres fortes, droites, à jamais incomprises »)" (Ibid., p. 9).
Prigent sort donc l’illisible (comme précédemment le moderne) d’une vision temporelle. Toutes les œuvres modernes, aussi bien celles du passé (Racine, Pétrarque) que celles contemporaines (Tzara, Pound, Burroughs, Cummings, Guyotat), peuvent être accusées de rompre la communication avec le lectorat. L’illisibilité est un concept rhétorique qui sert à indiquer un degré radical de rupture sociale.
Il en résulte que l’illisibilité n’est pas seulement liée au geste moderniste : elle lui est consubstantielle. À San Diego, au cours de la table ronde introductive où il dialoguait avec J.-M. Gleize et M. Deguy, Prigent a précisé :
"L’illisibilité est en la littérature, non pas comme le ver étranger dans le fruit, mais comme le noyau essentiel à son développement. S’il n’y avait pas cette obscurité, nous serions dans le leurre. Nous habiterions, leurrés, la clarté des langues qui ne sont qu’illusoires reflets des choses, miroirs aux alouettes de notre désir d’être en paix avec lui et soumis à ses lois".
L’illisible recouvre, pour l’auteur, une hyperbolique difficulté de lecture née d’une difficulté proportionnée d’écriture. Elle est la rançon fatale de tout texte violemment épris de modernisation.

♦ Prigent : un moderne fatalement illisible
Les propose tenus par C. Prigent, à San Diego, expliquent aussi le poids de cette fatalité. L’illisibilité est la seule modalité adéquate, c’est-à-dire autorisée, de la parole poétique. Car le réel visé échappera toujours au dire et le signifié réel du texte sera cette fuite, cet échec, ce « trou » de la représentation : « les langues ne sont que d’illusoires reflets de choses » (id.). Qu’est-ce qu’un texte littéraire (c’est-à-dire poétique, pour l’auteur) ? La mise en scène lucide de ce manquement, la théâtralisation de ce trou.
La justification (et non la défense) de l’illisibilité par le poète a donc une cause épistémologique, la crise de la connaissance. Cet ancrage contextuel peut être la vraie marque temporelle des productionsmodernes. En effet, depuis la fin du 19e siècle, les créateurs ont violemment intériorisé la conscience du fossé qui sépare les mots et les choses. La crise a été initiée par Kant, littérairement aggravée par Rimbaud et mise théâtralement sur le devant de la scène au 20e siècle. L’ampleur de cette crise a donné aux œuvres modernes ce tour si inévitablement autoréférentiel dénoncé par Prigent (et Game), puisque toutes n’énoncent qu’une seule chose : « notre langue, notre texte échouent à dire le réel ».
Christian Prigent, Muro Torto, Rome, 1980
Illisible par défaut : tel est le fatum du texte moderne qui essaie d’approcher la réalité, qu’on la nomme « monde muet des choses » (Ponge), « corps hurlant » (Artaud, Michaux), « animal » (Rimbaud) ou « sexe » (Bataille, Guyotat). Les auteurs la manquent, s’empêtrent et compliquent forcément la lecture de leur public par leurs crocs-en-jambe et leurs ratés de langue. C’est pourquoi C. Prigent et ses collègues, dans cette nouvelle « rage de l’expression », repoussent avec force toute insinuation d’une « stratégie d’illisibilité » qui présupposerait un calcul heureux, ludique, mondain, avec le lecteur. En janvier 2008, à San Diego, dans son intervention intitulée "Le Droit à l’obscurité", il a fermement déclaré :
"Je voudrais recadrer ces formules utilisées, depuis tout à l’heure, « obscurité délibérée » ou « revendiquer l’irrégularité ». Non, il n’y a pas de volonté d’obscurité, mais une résistance aux formes et figures admises, pour parvenir à trouver sa langue, par incapacité (fatale) à se satisfaire de la langue donnée (maternelle, culturelle)".
Le poète avait indiqué, dans la table ronde inaugurale "Du sens de l’absence de sens" : « il n’y a pas de dédain aristocratique de l’écrivain pour le partage communautaire. »
C. Prigent est donc illisible malgré lui. C’est, poussé par une lucidité épistémologique qui le fait être toujours insatisfait par ses trouvailles modernisantes de langue. C’est, mal lu par un public trop peu rompu à cette modestie, qui demande du sens et de la réalité et qui n’aime pas qu’on lui offre le spectacle de la fuite du réel et de l’échec du sens. Afin d’écarter l’ambiguïté du mot « illisible », trop volontiers compris comme équivalent de « qui ne veut pas être lisible », dans Une Erreur de la nature ou Salut les Anciens, Salut les Modernes, l’auteur a préféré employer la formule « difficile à lire ». C’est pourquoi, plutôt qu’« illisibles », il faudrait poser que Prigent et les autres modernistes sont intensément difficiles à lire, c’est-à-dire « dis-lisibles ».

PRIGENT ET LES MODERNISTES ANGLO-SAXONS : DE "COMMUNES ERREURS DE LA NATURE"

L’essayiste aussi bien que le directeur de TXT convoquent souvent les auteurs anglo-saxons pour décrire le modernisme dislisible. Mais, au-delà de cette référence théorique, jusqu’où va la relation de C. Prigent à Joyce, Pound, Stein, Ginsberg, Burroughs ou Cummings ?

♦ Un certain parcours de lectures
Dans un entretien mail du 17 octobre 2008, C. Prigent a retracé son cheminement au cœur de la littérature anglo-saxonne :
" * J’ai d’abord découvert les poètes de la « Beat Generation » ; en 1965, dans l’Anthologie Denoël (préface d’Alain Jouffroy, traductions de Jean-Jacques Lebel) ; et via un enregistrement de Ginsberg lisant Howl (rapporté des USA par une amie) ; gros choc, grosse influence (cf. ce que j’en dis dans le chapitre I du livre d’Argol).
* Puis : les peintres de l’expressionnisme abstrait (l’École de New York : Pollock, Rothko, Newman, De Kooning), vers 1970, quand je me suis intéressé aux artistes de Support/ Surface dont c’était la référence majeure (et aux articles de Pleynet sur la question).
* Puis Pound, Cummings, d’abord vers (je crois) 73/74 (via Denis Roche) ; puis vers 1976/77 via mon amie Dominique Lemann qui traduisait Cummings ; puis via Demarcq, of course !
* Puis Burroughs et Stein, via Gérard-Georges Lemaire (vers 1978).
* Après (années 1980/90) : des poètes américains plus jeunes, publiés dans TXT (Bernstein, Federman, etc.) : voir le n°19, entre autres".
Tous ces écrivains n’ont pas eu le même impact sur le poète français. En 1994, pour le numéro 14/15 de la revue Faire-part, il précisait que les « découvertes postérieures à 1970 » — et donc postérieures aux « Beatniks » qui l’ont aidé à sortir du « Surréalisme » où il « patauge[ait) » — « n’ont rien eu de cette dimension formatrice qui a déterminé ce qu’ont été pour [lui] des décisions du style » (p. 13) .
Ces propos lapidaires abritent une contradiction. Entre 1963 et 1965, Prigent se dit très marqué par « l’Anthologie Beat » qui comprend Ginsberg, Corso, mais aussi Burroughs. Dans le même temps, il déclare avoir découvert Burroughs, via G.-G. Lemaire, c’est-à-dire après 1975. Interrogé sur ce point, le poète est revenu sur cette période, dans un entretien mail du 22 octobre 2008 :
"Dans l’Anthologie Beat de 1965, je lis Corso et Ginsberg, surtout. Bouleversé par ce dernier. Burroughs, alors, ne m’a rien « dit ». Je n’ai pas lu Le Festin nu. Plus tard (vers 1976/77/78), j’ai lu les autres romans de Burroughs (ceux qui m’ont intéressé, peut-être influencé). En tout cas, sur lesquels j’ai écrit (« Morale du cut-up »). Mais je crois que cette influence a été superficielle. Les choses étaient en place, déjà. Tout au plus ai-je fait quelques essais de cut-up à la Burroughs. Ainsi « Thermomètre-Burroughs », dans le revue L’Ennemi, en 1980 (je crois)".
L’auteur corrige la présentation chronologique de ses lectures et nuance le degré d’influence de tel ou tel Américain. Mais il confirme une influence qu’il convient d’étudier, de plus près. J’évoquerai trois écrivains anglo-saxons qui marquent différemment sa création personnelle : Ginsberg, Burroughs et Cummings.

♦ Allen Ginsberg
Allen Ginsberg a arraché le jeune Prigent au « magma poétique » surréaliste. Dans Christian Prigent : 4 temps, le poète s’explique :
"Howl, Kaddish, Bombe. Ginsberg, Corso. Et Burroughs. Quel déboulé ! quel souffle ! quelle virulence lyrique ! quelle irruption de la politique, des corps, des sexes dans la mièvrerie poétique ambiante ! quel coup de balai dans les petites poussières du poème qualité France version années 50. […] Rétrospectivement, ça tambourine un peu restes de fanfares surréalistes. Mais, sur le moment, ça pouvait ragaillardir. Je suis entré alors en relation avec Jean-jacques Lebel. Et j’ai entrepris la composition de longs poèmes lyriques, politisés, exaltés et violents qui devaient à peu près tout à ma lecture de Howl" (48).
Un opus de jeunesse permet d’illustrer cette rétrospective. Selon le vœu de l’auteur, ce texte restera inédit. Car il en a désavoué l’esthétique, sous les coups de boutoir de Ponge, Bataille et Artaud (découverts en 68, grâce à J.-L. Steinmetz, son professeur de littérature à Rennes). Voici un extrait de « Merci mes pères », composé en 1965 et inclus dans un recueil tapuscrit « À la Santé du malheur ». C. Prigent a eu l’extrême gentillesse de me le laisser lire. Les spécialistes de Ginsberg reconnaîtront l’hypotexte « molochien » caractérisant le « chant II » de Howl :
"Alors ces grands esprits (peut-être que nous fûmes, n’est-ce pas ?) écartèrent à pleines mains chirurgicales les cuisses d’hôpital ripolinées bleues blanches bleues des prairies anesthésiques
(l’amour-roi Juliette et Drosera la mort la camarde Moloch léviathan, Moloch-Satan-Etalon-or aux dents de grandes amoureuses buccales, pucelles de tout leur sang vicié, […] Moloch-Hornier-Médrano, navigateur solitaire entre l’énervement sexuel et le bestiaire-lutte-des-classes, Moloch-Grand-Solitaire-diamant-éléphant entre la peur immense d’être soi au miroir hallucinant de la bestialité et la vision possible de demain couleur de fard de femme et de peau africaine policée, Moloch-Old-Fellow-Strip-Tease-Interplanétaire de l’Homme-libéré aux balcons givrés d’hygiènes ascètes, Moloch pères et mères et fils et filles et enfants du massacre et orphelins de la misère, Moloch Eli Eli lamma sabachtani) écartèrent à pleines mains et se plantèrent, arbre de vie, dans les copulations superbes de la terre à jamais étrangère arquée ouverte de poivre et d’eau gourmande du boutoir dérisoire de l’esprit désespéré" (inédit, p. 4).
L’écrivain tient le souffle, durant une phrase de vingt lignes, coupée d’une longue parenthèse amplement rythmée par l’anaphore de « Moloch ». Il se souvient de Ginsberg qui exposait, en postface à Howl, son désir « de soutenir un seul long vers » (UGE, coll. "10/18", 1972, p. 96). Prigent veut dénoncer le même enfer que celui décrit par l’Américain, dans « Moloch ! Moloch ! cauchemar de Moloch ! Moloch le sans-amour » (Ibid., p. 27). Au début de la protase, « les grands esprits » pris de folie violatrice rappellent aussi les premiers mots de Howl : « j’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés, hystériques, nus » (Ibid., p. 11). Le futur Prigent est pourtant en germe. Il tente, d’une part, de circonscrire l’immense, l’équivoque peur de ce corps débridé, ni pure bête, ni pur esprit, mais déchiré, entre « bestialité » et « peau policée ». Il est conscient, d’autre part, de ne rien dire de juste et de rester loin « de la terre à jamais étrangère », loin de la parole adéquate à la force des corps en copulation. Toutefois, la conscience de l’échec du langage n’est ici ni assez explicite, ni assez carnavalisée. C’est pourquoi, devenu directeur de TXT puis publié chez POL, l’écrivain a renié ces pages. Mais il n’a jamais renié le mouvement de révolte moderniste que lui a inspiré Ginsberg.

♦ William Burroughs
Dans plusieurs essais, C. Prigent convoque aussi le nom de W. Burroughs. Dans l’entretien mail du 22 octobre 2008, l’écrivain a avoué un pastiche (« Thermomètre-Burroughs ») ou une admiration (Soft Machine). Les techniques en « cut-up » ont-elles marqué le Français, au-delà de quelques essais « à la façon de » ? Dans ce même entretien, l’auteur a répondu à cette suggestion :
"BG : Quand je lis Burroughs, je me dis que cet empilage — de « rêveries fantasmées » et de brefs moments de récits, soudés entre eux par des transitions du type « ça usine ferme dans le crâne du pédé » (chapitre I, sans titre, Paris, éd. folio SF, 2002, p. 29) — me rappelle certaines de vos constructions, au sein de vos proses. Je songe, par exemple, à Grand-Mère Quéquette. La page 190 présente cette succession : une description des premières peintures du « je », un bref échange avec Grand Mère, cette phrase « mais for intérieur marmonne en moi-même et pour nul autrui » qui renvoie les précédentes descriptions à des rêveries muettes. Commence, alors, sur deux pages (191 et 192), un long discours indirect transcrivant les nouveaux marmottages intérieurs du « je », ponctué d’incises narratives suturant les divers moments de cette pensée fantasmée : « je zyeute mes peintures » (p. 191) ou « dehors, ça [ Grand Mère] compulse mes petits boulots » (p. 192). On pourrait penser que les montages de Burroughs vous ont plus ou moins consciemment influencé ? A moins qu’il ne faille aussi penser à Jarry ? En effet, dans L’Amour absolu, Jarry recourt à cette structuration par collage de rêves fantasmés et de pensées intérieures. Il les déroule sur le devant de la scène narrative, coupant ainsi sans arrêt le récit principal effectif et rendant ce dernier très difficile à suivre dans son détail factuel. […] Le souvenir de Jarry me porte à penser que Burroughs a pu vous influencer, mais que vous n’avez pas attendu de découvrir Burroughs pour pratiquer le cut-up ou les collages de scènes et de textes initiés par les Dada-Surréalistes & les dissidents au surréalisme (tel Jarry).
- CP : C’est peut-être ainsi qu’il faut voir les choses, je ne saurais le dire, en vérité. Toutes ces lectures (Jarry, Joyce, peut-être Burroughs, mais aussi le Gadda du « Pasticciaccio ») laissent en moi des traces qui vont coaguler dans les proses d’après 1985".
L’écrivain entérine l’inspiration de Jarry ou Joyce qui ont pu anticiper certaines des techniques littéraires de Burroughs. Mais il nuance (« peut-être ») la marque laissée par ce dernier, dans ses proses labellisées « POL ».
Pourtant, dans quelques livres, C. Prigent paraît multiplier les échos à l’Américain. Dans Le
Professeur, paru en 2001 chez Al dante, il présente un « professeur » lubrique qui appelle le souvenir d’un autre « professeur » se plaisant à exposer ses activités sexuelles à ses élèves, au cœur de « La cour de l’université d’Interzone » (cf. Le Festin nu, Gallimard, "L’Imaginaire", p. 95-99). Dans Le Professeur, en particulier dans « Sucer » et « Les Godes » (Ibid., p. 67-69), il convoque des scénarios pornographiques de même décrits par cet autre chapitre du Festin nu, « Grande fête chez A. J. » (p. 100-112) Les personnages sucent à quatre pattes, boivent le sperme, s’arment de godes, etc. Mais l’écrivain dit fermement s’être inspiré, « hors du réel de l’expérience érotique, dans Sade, dans TOUTE la littérature pornographique » (réponse dans un mail du 12/01/09). Par ailleurs, la confusion du film et de la réalité, du rêvé et de l’agi, paraît semblablement cultivée, dans Le Festin nu de Burroughs et dans un autre « roman en vers » de Prigent, Peep show, paru en 1984. On retrouve ce même moment remarquable : les protagonistes du récit sont brutalement interrompus dans leur plaisir, parce que le film (mental ou réel) s’arrête, les acteurs de la fantasmagorie ayant rompu le fil de l’illusion théâtrale. Ainsi, dans Peep show, « monsieur Beaubaiser » se paie une masturbation, devant une fille qui « a zippé son slip en strass » : « il stresse/ il a une crasse dans son gicleur/ elle se décloute la croûte ». Soudain, « Le rideau tombe : il s’imagine qu’il la vagine/ qu’il colle sa langue au bide./ Il a bonne mine : / il est mâché dans sa machine. Plus de sous, rideau ! » (Ibid., p. 22). Dans Le Festin nu, les invités à la « grande fête chez A. J. » regardent « sur l’écran », en avant-première, un « court mais bon métrage pour cinés et salon et télés de mauvaise fréquence » (p. 100). Ils voient une « fille déboutonne[r] la braguette d’un rouquin et en extirpe[r] son sexe menu mais dur comme du bois », puis « fai[re] glisser son slip » (Ibid., p. 101). La narration détaillée des ébats s’achève brutalement :
un « pédé plonge à travers le carreau d’une visionneuse à films pornos et fait une pipe à un vieux nègre qui se la fend… Fondu… (Mary, Johnny et Mark viennent saluer. […] Ils n’ont pas l’air aussi jeunes que dans le film, ils paraissent épuisés et à bout de nerfs) » (ibid., p. 112).
Rencontres de hasard entre deux sensibilités ou convocations hypertextuelles ? Prigent refuse l’idée d’une réécriture, même plus ou moins consciente, pour cette raison majeure : « je n’ai pas lu ces auteurs en langue originale et […] leur influence, par voie de conséquence, ne peut avoir, en aucun cas, eu la force équivalente à celle des auteurs de langue française qui m’ont marqué ; sans parler de l’antériorité chronologique desdits (Rimbaud surtout) » (mail du 12/01/09).

♦ E.-E. Cummings
En 1995, la revue Faire-part publie un poème de C. Prigent, composé en 1985 : « L’Été ». Le poète y convoque, sans ambiguïté, le très célèbre « a leaf falls » où Cummings court-circuite la linéarité de la phrase par une parenthèse et par la disposition lettriste des mots la constituant et qui en complique la lecture. Voici le début du poème :
"b
(aille de
b roc) i
t
e
en l’iau d’
bidon
rouillé son
ne" (p. 54).
Dans l’entretien du 22 octobre 2008, je demandais à l’auteur : « Dans Faire-part, le poème « l’été » me paraît cummingsien. Est-ce une erreur de ma part ou fait-il signe vers un autre intertexte moderniste (décomposition lettriste, DADA) ? ». À quoi, l’écrivain a répondu : « oui, ce poème est DÉLIBÉRÉMENT cummingsien : un hommage à E.E.C » (Id.). S’agissait-il seulement d’un accident encomiastique ? En 2005, dans Ce qui fait tenir (POL), « Dans le lit » fait à nouveau écho à ce type de court-circuits.

OBSCURCISSEMENT D’UNE RELATION : « J’ÉTAIS DÉJÀ FORMÉ »

Une conclusion s’impose maintenant. Si C. Prigent reconnaît une influence anglo-saxonne sur son écriture personnelle, c’est pour systématiquement en relativiser l’ampleur. Ginsberg l’a marqué, mais dans les marges d’une production de jeunesse aujourd’hui reniée. Le poète avoue sa lecture de Burroughs, mais au milieu de contradictions chronologiques qui tendent à repousser sa possible influence dans les marges d’une découverte tardive. Quant à Cummings, il bénéficie de la même marginalisation temporelle. De plus, lorsqu’on pousse l’écrivain dans sa réflexion critique, il accorde très volontiers des antécédents littéraires européens (Dada, Jarry) aux rénovations modernistes des quelques créateurs anglo-saxons de son panthéon personnel. Ces atermoiements, ces modalisations (« peut-être ») ou cette complaisance généalogique viennent considérablement obscurcir la clarté de son rapport au fonds hypertextuel moderniste américain ou irlandais. Ils obligent aussi à distinguer le manque de clarté de l’auteur et la grande clarté de l’éditeur qui a publié sans faillir, dans au moins un quart des numéros de la revue TXT, des poètes américains (cf. nos 1, 10, 11, 15, 19, 22 et 31).

♦ Un leitmotiv critique
Pour comprendre l’obscurcissement du rapport de C. Prigent au modernisme anglo-saxon, il faut se souvenir d’une de ses déclarations à la revue Faire-part, en 1994. L’écrivain vient d’évoquer Joyce et
Burroughs. Il ajoute : « après, disons, le début des années 70, rien qui n’ait eu cette dimension formatrice, […] qui m’ait donné l’envie de devoir le traverser (pour l’analyser, le dissoudre) pour dégager, encore une fois, mon propre espace » (p. 13). N’est-ce pas dire qu’un style était déjà formé par des lectures antérieures dont la force corrosive n’a plus jamais été remise en question ? En 2008, dans C. Prigent : 4 temps, l’auteur nomme ces lectures décisives :
" CP : Quand j’avais seize ans, la lecture de Rimbaud a tout bouleversé en moi ; et je n’ai cessé, depuis, de dialoguer avec cette œuvre. Tous mes livres la citent, en traduisent des séquences entières, tentent ici et là d’en reconstruire certaines ambiances. Les autres influences ont été moins déterminantes et moins durables. […] Je n’ai lu Pound, Proust, Beckett ou Céline que tardivement, à un moment où l’essentiel pour moi était déjà intellectuellement joué et formellement cadré. Ce qui fait, je crois, qu’aucun de ces derniers ne m’a stylistiquement marqué" (p. 8).
« J’étais stylistiquement formé et essentiellement par Rimbaud » constitue un véritable leitmotiv critique. Est-ce à dire que toute l’histoire du modernisme (européen ou anglo-saxon) découle de la « révolution du langage poétique » opérée par le « Voyant » ? Prigent n’est pas loin de le penser.

♦ L’histoire du modernisme selon Prigent
Ses divers essais ou entretiens confirment cette mythologie personnelle où Rimbaud est posé comme la matrice essentielle de la modernité littéraire. Dans C. Prigent : 4 temps, l’auteur s’exclame : « des chocs d’une intensité égale ? Non, plus jamais. Rimbaud m’a mené à tous ces poètes du 20e siècle que je lisais dans la collection Poètes d’aujourd’hui » (Id.). En 2000, dans Salut les Anciens, Salut les Modernes, Prigent déclarait déjà : « Rimbaud est partout le premier à avoir vu cela » , que « l’homme est collé à son fonds animal » (Id.), que « l’autre est un porc » (Id.), « comme plus tard Artaud [disant] “or moi je me sens cheval et non homme“ » (Id.) ou « Burroughs : “je ne me sens pas humain“ » (Id.). Rimbaud, encore, avant Jarry, Burroughs ou Cummings, a mis en scène l’échec du langage à dire le réel : « Rimbaud est un écrivain réaliste, dans l’ordre de la définition lacanienne du réel (comme l’est toute la tradition moderniste) » (Ibid., p. 106). Rimbaud, toujours, anticipe, aux yeux de l’écrivain, les procédures du cut-up. Quand l’essayiste décrit la poétique des Illuminations, il reprend les termes dont il use pour évoquer Burroughs (Ibid .,p. 176-177) :
"Les diverses opérations d’écriture qu’il a voulu mettre au point ont pour but l’assomption du réel. Mais pas comme plein figurable. Comme rupture, rythmes cassés, scansions déconnectées (« Fêtes de la patience »), plans mêlés (« Marine », « Mouvement »), flashes non liés (« Enfance »), etc." (Ibid., p. 107).
Joyce, Pound, Ginsberg, Burroughs ou Cummings ne sont donc pas à l’origine de la posture moderniste de C. Prigent, inspirée absolument par Rimbaud. Tout au plus, ces auteurs ont-ils retenu son attention parce qu’ils faisaient écho à la révolution esthétique engagée dans les Illuminations. Tout au plus, ont-ils entretenu la dynamique de son attention rénovatrice, Prigent étant toujours
soucieux de guetter les pratiques capables d’entretenir sa haine des conformismes langagiers. Ils en ont modalisé et varié les figures. Burroughs dramatise les coupes syntaxiques plus timidement pratiquées par Rimbaud, mais ni plus ni moins que les Dadas, les Cubistes et les Surréalistes qui se sont aussi recommandés de Rimbaud. Cummings outre la décomposition lettriste des mots, initiée par les Dadas.
Toutefois, pour cette vertu qu’ils ont eue d’entretenir la dynamique moderniste (née de Rimbaud) par la variation de leurs propres pratiques et, donc, selon un mouvement de renouvellement qui a sorti ce même modernisme du danger d’un raidissement académique, ces écrivains anglo-saxons méritent une attention reconnaissante. Tel est l’hommage qui leur est rendu, en nom collectif, par C. Prigent et E. Clémens, rédacteurs de l’« Ordinateur » du numéro 19 de TXT, Babel USA : « carnavalisons le français en lexique étranger », pour lutter contre « ces purismes de cadavres secs de l’académisme. […] Investissons le français de langues, d’argots, dialectes, barbarismes, du tournis et des brisures syntaxiques,de la force des rythmes, des libertés graphiques » (février 1985, p. 2).

♦♦♦

L’attitude du directeur et éditeur de TXT s’avère donc plus claire que celle de l’auteur Prigent, vis à vis du modernisme anglo-saxon. Le premier accueille, sans détours, sans incises problématiques, ces collègues en dis-lisibilité. Il établit ainsi, dès le début des années 70, la base d’une « internationale moderniste ». L’auteur de fictions narratives et de poèmes noue avec Ginsberg, Burroughs, Cummings, Joyce ou Pound des liens plus complexes, qu’il faut examiner au cas par cas. Certes, Ginsberg a fortement influencé une production de jeunesse aujourd’hui reniée. Mais les autres figures du modernisme outre-Atlantique n’ont qu’accidentellement marqué les fictions de l’écrivain. En effet, faute de pratiquer suffisamment l’anglais, il n’a pu entrer dans l’intimité du texte original et il en a tardivement découvert les procédés esthétiques, alors qu’il était « déjà stylistiquement formé » par les modernistes français. Est-ce, paradoxalement, ce retard qui lui a permis de cultiver sa dissonance internationale face aux avant-gardes anglo-saxonnes ?