jeudi 15 mai 2014

Christian Prigent, Presque tout (P.O.L, 1982-2002), par Fabrice Thumerel [Traversée Prigent #6]

 Christian Prigent, Presque tout (P.O.L, 2002)



Christian Prigent à Rome en 1979



Après Écrit au couteau (1993), Dum pendet filius (1997) et L'Âme (2000), Presque tout rassemble, dans une version remaniée et enrichie de deux inédits ("Le Voyage d'Italie" et "Un poète / un peintre"), les oeuvres du poète devenues aujourd'hui rares ou introuvables qui ont paru entre 1982 et 2001 : Journal de l'oeuvide (1984), Paysage, avec vol d'oiseaux (1982), À la dublineuse (2001), Notes sur le déséquilibre (1988), Un fleuve (1993) et Album de Commencement (1997).

Autoportrait carnavalesque à l'écriture duquel les modèles pictural et musical ont servi de moteurs, ce recueil déforme de façon burlesque la matière autobiographique qui le compose (souvenirs familiaux illustrés en noir et blanc, séjours en Italie et en Allemagne...). Inversions grotesques, mots-valises, homophonies, mélange des langues et registres ressortissent à une langue oralisée qui n'a de cesse de dégonfler les idéalismes et ruine la conception dominante de l'écriture littéraire et du langage comme expression de soi ou description du réel. Pour Prigent, ce réel n'existe qu'à travers le prisme de la langue (réel-en-langue).

L'écrivain possède une véritable palette et se réfère constamment à la peinture (notamment italienne, ou française contemporaine...) ; mais arrêtons-nous sur le traitement bouffon qu'il fait subir au paradigme musical classique. Dans Un fleuve, tout d'abord, la symphonie offre un principe de composition qui donne le ton à chacun des trois mouvements : allegro, adagio et andante. Le passage de l'allegro à l'adagio est le plus marqué : le vers, plus ample, retrouve la ponctuation ; le texte dont le registre est plus soutenu s'enrichit de références nobles et d'isotopies philosophique, scientifique et politique, créant au passage ce genre de mélange détonnant : "merdeux des crèmes d'Éros". Quant au second volet du diptyque À la dublineuse, il emprunte vaguement à l'art lyrique son "essai de voix" : le texte, indissociable de sa mise en voix, débute à chaque page ou à chaque section par une indication tonale ; le tout se referme sur une invitation à répéter le dernier mouvement ("da capo"), "V. (sortie de bain)". Seulement, il n'est pas question de rester sérieux : des notations comme "(chanté, gai)" et "hymne" alternent avec d'autres, moins conventionnelles, comme "(constipé)" et "(au jus !)", refrain du troisième temps.

mardi 13 mai 2014

[Actualité] Martial, DCL épigrammes, recyclées par Christian Prigent

 Christian Prigent, DCL épigrammes, P.O.L, avril 2014, 272 pages, 9 €, ISBN : 978-2-8180-2064-7.

Lectures : https://www.youtube.com/watch?v=it77XE6eP8g
Entretien :  https://www.youtube.com/watch?v=ufXzz-E2F70

"Les modernes ne sont pas les enfants des anciens. C'est plutôt le contraire : la perplexité et le savoir vivant qui nous viennent des modernes nous font regarder les anciens d'un oeil moins tué d'indifférence ; ainsi nous pouvons les réenfanter à chaque fois : les rendre à l'inquiétude de la vie", peut-on lire dans Salut les anciens (P.O.L, 2000, p. 60). Le Moderne, une nouvelle fois, cligne vers un Ancien : Martial, qui « n’est pas de la "race irritable des poètes" » ; Martial, qui "synthétise et met en forme comique le bruitage du temps" (p. 14 et 16)… Grand écart entre le Ier et le XXIe siècle : en quête de mécènes, Martial est "un peu comme nos poètes contemporains clients des institutions (bourses, subventions, aides à la création, résidences d’artiste) et habitués des soirées de lectures-performances et autres ateliers d’écriture)"… Un Martial carnavalisé, trempé à l’acide satirique :

Si je pourrais foutre une vioque ? Oui.
Mais toi tu es morte : c’est encor pis.
Oui je peux baiser Hécube ou Niobé
Mais avant qu’en chienne ou pierre changée (51).

Ce qui attire Christian Prigent par delà les siècles : comme le font ceux qui merdRent, Martial s'amuse à "moquer les enflures de la grande poésie" (257). La conclusion s'impose : "Dehors sourcils froncés, gueules en coin, / Pisse-froid, hypocrites, puritains !" (187).

jeudi 17 avril 2014

[Texte] Bruno Fern, Style alive [Hommage à Christian Prigent - 2]



 
Christian Prigent au café de Flore en 2000

« D’évidence, ceux qui écrivent sont faits de la matière des livres qu’ils ont lus. »

(Christian Prigent, in Christian Prigent, quatre temps / rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Argol éditions, 2009)



[style alive] Bruno Fern




> au prochain top, parlant dans sa bouche avec ça qui file, vit aux dépens de ceux qu’il écoute, histoire d’en être ou d’y passer


dans les deux cas c’est de l’impur pas dur, du putrescible ma non troppo, une source active en émissions, aux écoulements réalisés en temps réels : sucs & liqueurs au goût variable, à la couleur virant par toutes


vlà qu’il se coupe au moins en 8 pour vous servir au mieux d’sa forme – et mille excuz à cette boule qui laisse des traces ici et là et pas qu’en ADN sur les divans, muqueuses, brouillons and co


en l’an énième de son âge, quand il se roule dans la syntaxe, qu’il se dérègle en self les sens, bref, dès qu’il se met en torche pour l’éclairer sa chute on line, pour la mater sous les coutures en désaffublé collants chair et en os scié de s’y retrouver diffracté


faut bien admettre qu’i se paie souvent le plafond (pour ne pas le nommer)


et, sur le coup, enrage en expressions de tout calibre la fourre d’autant à rabioter de quoi en faire suffisamment, en enfiler encore 2-3 avant de devenir un parfait inconnu à ses propres yeux 


au fond, s’opère lui-même en continu, ce qui n’est pas toujours coton (y compris dans les oreilles) et présente des risques d’éclatement si l’on en croit la plupart des notices


persiste tant que se peut dans son son jusqu’à plus rin à voir, circule et intensément en sus, ne pourlèche pas qu’une fois une seule le tour complet du cadran où il sera exactement >









vendredi 11 avril 2014

[Chronique] Les enfances carnavalesques de Christian Prigent, par Fabrice Thumerel (Enfances Chino 2/2)

On lira cette chronique sur Les Enfances Chino comme une étape supplémentaire du travail en cours sur les autopoéfictions de la matière de Bretagne (Commencement - Une phrase pour ma mère - Grand-mère quéquette - Demain je meurs) et en lien étroit avec les vidéos postées hier, comme avec l’extrait publié sur Libr-critique ("Blues de l’enfant plié en quatre").


Christian Prigent, Les Enfances Chino, P.O.L, mars 2013, 576 pages, 23 €, ISBN : 978-2-8180-1791-3.


"Je raconte seulement pour ôter aux choses leur façon de pose" (Une phrase pour ma mère, P.O.L, 1996, p. 167).

« Si effort autobiographique il y a, dans toute cette histoire,
c’est là, dans ce retour amont vers le point aveugle que fixe le mot "enfance" »
(Christian Prigent, quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Argol, 2008, p. 200).


Ciné Chino (histoires et Histoire)


Si Grand-mère Quéquette (2003) se déroulait du lever au coucher du soleil et Demain je meurs (2007) se circonscrivait entre un tombeau initial et un tombeau final inversé, Les Enfances Chino a pour bornes deux dessins de Goya (Les Jeunes (La Lettre)), le premier étant surplombé à gauche d’un Chino /putto de face et le second à droite d’un Chino/putto de dos. Entre ces deux jalons, une demi-journée, un itinéraire de 2 kms et 553 pages. Le récit prigentien se présente donc comme un parcours : celui, initiatique, d’un Chino pluriel (peut-on avoir vécu autre chose que des enfances ?) – d’une initiation particulière, puisqu’elle condense en une infime unité spatio-temporelle la fin des années 50 et le début des années 60, mêlant « du d’avant régurgité avec du pulvérisé d’après qui floute » (321). Mais également celui d’une écriture, avec ses caprices et zigzags. Dont ce genre d’excentricité : « Ici Rayon X aggrave le récit. Car se mêle à lui de l’ultraviolet : physique du souvenir + chimie hormonale d’envie = vue medium » (282). Foin de l’orthodoxie littéraire : on n’est pas sérieux quand on est « métreur du démesuré » (76)…

Au reste, à quelle mesure confronter ce que nous appelons « réel » ? Le « réel », c’est ce qui excède nos représentations, se situant dans un en-deça ou un au-delà. Ce que nous tenons pour la réalité n’en est que la représentation spectaculaire : « Ces panneaux dits "monde", ce n’est pas le monde que tu vois dessus mais la réclame du monde. Pas la vie : la pub de la vie » (77). Dans une telle caverne médiatique, on ne peut que se heurter à l’impossibilité même du dire : « Bientôt il dira qu’on lui a dit que quelqu’un disait qu’on lui avait dit et au bout du dire y a plus comme causeur qu’une tête d’épingle [...] » (267)… Comment faire face à l’irreprésentable quand on est écrivain ? Le réalisme critique de Christian Prigent consiste à ne pas prétendre appréhender directement la réalité sociale ou l’expérience humaine, mais à la viser obliquement, au travers de ces prismes que sont les tableaux de Goya, les textes des bibliothèques (culture officielle, littérature enfantine ou populaire) et les discours les plus divers (dont celui, dominant dans le milieu ambiant, du PCF). C’est dire qu’au récit unilinéaire il préfère l’objet narratif pluridimensionnel : kaléidoscopique, polyphonique, multifocal… Les Enfances Chino allie prose et poésie, fiction et (auto)biographie ; varie les vitesses, alterne le micro- et le macroscopique ; juxtapose vues et visions, flashes et flash-back, cadrages et encadrés… Vu le retrait du « réel » et les manques de la mémoire, le roman n’est pas reflet d’un quelconque référent, mais réfraction de fragments épars, « compressé plastique de choses vues reconfigurées » (62) ; son objectif est de « faire courant continu avec l’évidemment discontinu », « fixer le bougé, former poterie avec de l’informe, lier ce qui s’obstine à délier tout lien » (76), proposer « du bariolé non figuratif » (355), des représentations floutées en pointillés, une bande son « en pizzicati plicploqués sur soupe au gras d’harmonie coupée de blancs exaspérants » (341)… Ainsi l’esthétique prigentienne est-elle inscrite dans un texte qui représente un véritable palais de glaces aux mille réflexions et autoréflexions.

Là, n’existe que ce qui est évoqué/invoqué/convoqué par l’écriture : faits et lieux ; fantômes, fantasmes et fantasques ; images et imageries, souvenirs et (micro-)récits fictifs ; hyperesthésies, amnésies et réminiscences… D’où, en lieu et place de la sempiternelle narration ultérieure, une écriture actualisée dont la puissance de présentification repose en partie sur de nombreux déictiques (clin d’œil au Nouveau Roman) : dès lors que « l’enfance incarne [...] la vie au présent » (CP, quatre temps, 198), il importe de « poser sans bouger dans un présent de généralité » (EC, 269). Sur la scène de son petit théâtre autofictif, le scripteur dialogue avec les personnages comme avec les lecteurs. S’y succèdent entrées, saynètes et didascalies ; chants, chœurs, fugues et pastorales… Y défilent chipies et harpyes, lutins et diablotins, une sarabande de figures ô combien suggestives : « Nez-de-Fouine, la garce à Cul-d’Rat », « Touche-à-Tout , greluche de Trucmuche alias la donzelle à Julot »… « Prigent I Monojambe, clip clop la dégaine, Prigent II le Bien-Aimé, Prigent III Face-de-Castor vu les longs chicots » (542-43)… Cela dit, le modèle narratif majeur est emprunté au cinéma, certains passages confinant même au script (champ/contrechamp/hors-champ, plongée/contre-plongée, zooms, travellings et panoramiques, fondus enchaînés et coupes franches…) : histoires et Histoire sont projetées dans la camera obscura du narrateur ou de Chino, sont élaborées dans « la petite lucarne, ou boîte à malices, ou lanterne magique » qu’est l’espace du dedans (Demain je meurs, 20).

Entré dans le champ dans les années 70, Christian Prigent préfère à la perspective diachronique une suite de coupes synchroniques ; c’est bel et bien une conception spatiale de l’histoire/Histoire qui sous-tend sa pratique scripturale : ce n’est pas tant avec du temps qu’avec de l’espace que l’on fait du roman ; dans la mesure où « la réalité, c’est du découpé dedans pour bloquer en instant du temps » (27), Les Enfances Chino est une succession d’instantanés, de stases et de stations, de tableaux (aux sens pictural et théâtral). Réfutant tout essentialisme, l’écrivain pose l’impossibilité de toute totalisation (l’Histoire n’est qu’ « avec trous à reconstituer » – 478) et opte pour un relativisme des points de vue (d’où les différentes versions sur le sort du grand-père durant la Grande Guerre). La vérité historique étant inatteignable et les reconstructions historiques lacunaires, il ne saurait être tenté par « le vertige en panoramique » (468) des grandes fresques ; privilégiant l’Histoire par la porte étroite du vécu, il opère des zooms sur des épisodes locaux – faits divers, drames et actualités « vues en très grossi de cul de bouteille » (383). Pour le plan large, il recourt à l’épitomé, cet art du raccourci épiphanique qui met en miroir histoire locale et Histoire, cette technique simultanéiste qu’ont utilisée les romanciers américains, de même que Sartre ou Giono : « Dans l’intervalle aura le cigare de Fidel Castro conquis La Havane avec les barbus en jeep et casquette traviole toutes les deux et Gilbert Bécaud sur tréteaux dressés dans les Promenades en cravate à pois effacé d’un souffle à cent mille volts [...]. Le travail du temps annule Mendès-France et bouffe Ben Bella happé en plein vol dans ses oubliettes pour de longs balais. Mais Moulinex passe au moulin électrique sous le bip bip du Spoutnik » (387). Dans son hétérodoxie, ce télescopage sans ponctuation est à l’image d’un roman qui tourne d’autant plus le dos à l’Histoire officielle qu’il la tourne en dérision : « Tout ça casse les couilles, dit Broudic, c’est loin. Presque autant que Vase de Poissons, Godefroy la Soupe ou l’Arche de Noël » (462).


Ciné Chino : Mélancolie et Carnaval


« Voyez ici Chino, fils de Lucien Le Cam alias Lapin Lecon »… « Chino descend du lapin. Du lapin il a l’œil sur le côté et le poil qui tremble entre les oreilles » (454-55)… Ecce Chino, « fils de désespérance » (140)… En fait, revoici le Chino de Grand-mère Quéquette, « Chino, le petit bossu, alias Courte-patte » (GMQ, 345), à qui on lance des cailloux… Celui qui est « ridiculement harnaché pour ce monde » (citation de Kafka en exergue des Enfances Chino) : celui qui a chuté parce que quelque chose clochait en lui – et dans son nom même… Comment expliquer « la tache au moral du mal qui fait boiter » (199) ? Angoisse et portement du nom…

Or, Chino étant associé à « chicots », se trouve affecté le nom même de Prigent – via la grand-mère et Face-de-Castor (Prigent III)… Ne pouvant faire le deuil de son enfance perdue, l’écrivain s’y replonge dans l’ex-stase, dans cette parenthèse hors du temps – dans cette aventure intemporelle – qu’est l’écriture. Rivé à la Chose qu’il ne peut introjecter1, il incorpore le paradis rural perdu, pratiquant une écriture mélancolique qui intègre les langues mortes ou anciennes (latin, ancien français, breton), les bibliothèques paternelle et maternelle. Les matériaux romanesques (souvenirs et/de lectures) subissent un traitement par oralisation/analisation qui procède à la compensation de la perte – à l’érotisation de l’angoisse. Car, sous les auspices de « Saint Méen, l’apôtre des Gredins, des Sots, des Enfantins » (307), tel est le seul cheminement viable : le passage de la melancholia artificialis à l’homo carnivalus, de la Nausée au rabaissement carnavalesque, de la tristitia à l’extremitas, du MEMENTO MORI à l’ « Armor de rire ». C’est ainsi qu’il faut faire tomber de leur piédestal les sommités de la Laïque : « Villon le truand, Baudelaire le droguiste, Balzac l’allumé à la cafetière, Poe le poivrot, Musset le pleurnichard, Vigny le soudard, massacreur de loups, Barrès le belliqueux, Richepin le faux gueux, [...]. Le Maurice Carême qui coupe l’appétit ! Paul Verveine, le poète soporifique » (410-11)… C’est ainsi qu’il convient de voir le monde dans une bouse… Merde à ceux qui nous ont faits ! Rien de noble dans le vivant : « La matière en toi comme autour de toi, c’est du coulis de chromosome. C’est de la cellule poilue du pourtour qui torticole, scinde, déteint sur tout et épidémise. Son sirop fruit. Tu es le trou par où ça fuit. Et quand ça se carre dans du mesuré sans gesticuler, c’est que ça est, ou toi, mort » (422) ; « Seul le vivant pue : du goulot, des pieds, des fesses, des aisselles » (450)… Si prière il y a, c’est pour nous rappeler à notre réalité biologique : « Pauvres corps qui dormez putrides sous nos pattes, [...] oxydation et fermentation, produits de vos transformations, chauffent le feu d’enfer [...] » (381). Si oratoire il y a, c’est en l’honneur de « l’apôtre des emmerdés » : « saint Vuydeboyau, patron des coliquards. Celui qui nous aide à passer la vie qui fait chier » (385)… C’est ainsi que, à l’instar de Pilar, il nous faut considérer le monde cul par-dessus tête : « Tous les hommes dont toi, moi, lui et les autres naissent pitres à l’envers et gogols à l’endroit » (408)… Aussi la vision du grand-père à la Grande Guerre est-elle emblématique : « dégringolé par terre à faire le bousier le dos dans la crotte agité des pattes sans rien pouvoir faire pour vivre à l’endroit » (480).

La dé-figuration carnavalesque est le moyen détourné de réussir la figuration du nom – de le faire parler en propre. Voyez comment « Chino, fils de Lucien Le Cam alias Lapin Lecon », évoque les ébats de la Madelon avec son militaire : « Ça a lapiné, aux dires de Broudic, entre le muret et l’édicule pieux avec la syllabe qui gêne à la rime. Lapin et lapine et la pine aussi, hi hi » (458). Faire clocher le monde à l’endroit, le regarder de travers et par en bas pour faire tomber à la renverse le lecteur, est une façon d’habiter poétiquement son nom, c’est-à-dire de se faire un nom et de bâtir avec sa « tour de babil » (93). Ce babil, nommons-le langtourloupe, pour donner à voir/entendre la torsion carnavalesque, le travail de dé-familiarisation de la langue commune, le vilain tour joué aux usages linguistiques comme aux habitudes de lecture : inventions morpho-lexicales (par translation : lunatiquer, promiscuiter, populer… ; par déformation ludique : « merdicraman », barbiturisque »…) ; jeux phoniques (calembours et à-peu-près : lapine/la pine, Nabot Léon… ; paréchèses : « Son son », « Empire pire »… ; homéotéleutes : « ouille, ouille, ouille. Papouille et farfouille »…)…

« Je tente d’écrire comme on retombe en enfance [...] une enfance de la langue », a dit le poète (CP, quatre temps, 199).




1 La différence entre incorporation (appropriation de l’objet de désir – et donc refus de sa perte -, absorption du manque sous forme de nourriture, réelle ou imaginaire) et introjection (accomplissement du deuil) a été établie par Nicolas Abraham et Maria Torok dans « Introjecter-Incorporer. Deuil ou mélancolie », Nouvelle Revue de Psychanalyse, Gallimard, n° 6 : « Destins du cannibalisme », automne 1972.

jeudi 10 avril 2014

[Actualité - vidéos] Christian Prigent et Vanda Benes, lectures des Enfances Chino (extraits)

On découvrira ci-dessous les lectures d'extraits des Enfances Chino données par Christian Prigent et Vanda Benes en novembre 2013 (Maison de la Poésie de Paris) et en mars 2014 (festival Hors Limites de Montreuil) ; pour celle donnée le 29 mars 2014 lors du Festival POEMA (cf. présentation dans l'agenda du printemps), on cliquera ici. Suivra la chronique sur Les Enfances Chino (P.O.L, 2013).







mercredi 9 avril 2014

[Agenda] Programme détaillé du Colloque international de Cerisy "Christian Prigent : trou(v)er la langue"

Christian Prigent et Bénédicte Gorrillot à San Diego en 2008

Voici le programme détaillé du Colloque international de Cerisy (30 juin-7 juillet), en complément de la présentation générale et de la séance spéciale à l'abbaye d'Ardenne. On pourra télécharger le bulletin de participation sur le site du CCIC.


Lundi 30 juin
Après-midi:
ACCUEIL DES PARTICIPANTS

Soirée:
Présentation du Centre, des colloques et des participants


Mardi 1er juillet
Matin:
Bénédicte GORRILLOT: Histoire d'un colloque: pourquoi plutôt la langue?

Le réelisme de Christian Prigent (présidence: Sylvain Santi)
La voix de Christian Prigent (lectures)
Fabrice THUMEREL: Réel : point Prigent (Le réalisme critique dans la "matière de Bretagne")
Hervé CASTANET: Le bricolage du sinthome. La leçon de Christian Prigent

Après-midi:
La langue de la division: torsions, excès (présidence: Bénédicte Gorrillot)
La voix de Christian Prigent (lectures)
Chantal LAPEYRE-DESMAISON: Ratages et merveilles: le geste baroque de Christian Prigent
Dominique BRANCHER : Dégeler Rabelais. Mouches à viande et mouches à langue dans l'œuvre de  Christian Prigent

Soirée:
Lecture de Christian Prigent


Mercredi 2 juillet
Matin:
Trouer les discours d'autorité (politiques, savants...) (présidence: Fabrice Thumerel)
La voix de Christian Prigent (lectures)
Eric AVOCAT: Langue révolutionnée, langue révolutionnaire: stratégies politiques de Christian Prigent
Sylvain SANTI: Prigent: un écrivain communiste
Hugues MARCHAL: Christian Prigent et la science

Après-midi:
Traduire pour trou(v)er sa langue (présidence: Sylvain Santi)
La voix de Christian Prigent (lectures)
Marcelo Jacques de MORAES: Trou(v)er sa langue par la langue de l'autre: en traduisant Christian Prigent
Bénédicte GORRILLOT: Prigent-Martial: trou(v)er le traduire. Dialogue avec Christian Prigent sur sa traduction de Martial (avril 2014)

Soirée cinéma:
Ginette LAVIGNE: Projection de La belle journée, portrait avec/sur Christian Prigent (2010)
Elisabeth CARDONNE-ARLYCK: Entretien avec la réalisatrice Ginette Lavigne

Christian Prigent et Ginette Lavigne à Lille en novembre 2013

Jeudi 3 juillet
Matin:
La langue trou(v)ée d'Éros (présidence: Fabrice Thumerel)
La voix de Christian Prigent (lectures)
Jean-Claude PINSON: Eros cosmicomique
Philippe MET: Porno-Prigent (ou la langue à la chatte)

Après-midi:
Séance spéciale à l'abbaye d'Ardenne à Caen, en collaboration avec l'IMEC
- Projection du film de Sol Suffren-Quirno et Rudolf di Stefano Vies parallèles (90 mn)
- Présentation de l'IMEC et du fonds Christian Prigent, par Yoann THOMMEREL & Typhaine GARNIER
- Dîner à l'abbaye d'Ardenne
- Présentation de l'accrochage Philippe BOUTIBONNES / Daniel DEZEUZE
- Rencontre-lectures, avec Bruno FERN, Sylvain COURTOUX et Christophe MANON


Vendredi 4 juillet
Matin:
Modernité Prigent (1): (re)construire un avant-gardisme? (présidence: Bénédicte Gorrillot)
La voix de Christian Prigent (lectures)
Jean-Pierre VERHEGGEN: Avant Commencement
Olivier PENOT-LACASSAGNE: Ainsi revient parfois l’envie de littérature

Après-midi:
Prigent en perspective: malentendus et surprises (présidence: Fabrice Thumerel)
La voix de Christian Prigent (lectures)
Nathalie QUINTANE: Difficultés de communication? Prigent et la génération de 90
Christophe KANTCHEFF: La réception critique de Christian Prigent dans la presse
Typhaine GARNIER : L’écrivain aux archives ou le souci des traces : « c’est quoi qu’on a été, qu’on est, qu’on sera ? » (Commencement, POL, 1989, p. 27).

Soirée animée par Eric CLÉMENS:
Jean-Marc BOURG: Lecture-performance de Commencement, de Christian Prigent
Entretien entre l'artiste et l'auteur


Samedi 5 juillet
Matin:
La langue d'Éros-Thanatos (présidence: Sylvain Santi)
La voix de Christian Prigent (lectures)
Philippe BOUTIBONNES: Et hop ! Une, deux, trois, d'autres et toutes
Eric CLÉMENS: La danse des morts du conteur

Après-midi:
Modernité Prigent (2): montages contemporains (présidence: Fabrice Thumerel)
La voix de Christian Prigent (lectures)
Benoît AUCLERC: Le Contemporain de Christian Prigent
Muriel PIC: La littérature aux ciseaux
Jean-Luc STEINMETZ: Epître à Christian Prigent (lecture d’un texte inédit)

Soirée animée par Eric CLÉMENS:
Vanda BENES: Peep-Show, de Christian Prigent
Entretien entre l'artiste et l'auteur


Dimanche 6 juillet
Matin:
Cuisiner la langue-mère: clichés, refrains idiots (présidence: Bénédicte Gorrillot)
La voix de Christian Prigent (lectures)
David CHRISTOFFEL: "Les popottes à Cricri"
Laurent FOURCAUT: Dum pendet filius: peloter la langue pour se la farcir maternelle

Après-midi:
La voix de l'écrit pour trou(v)er sa langue (présidence: Bénédicte Gorrillot)
La voix de Christian Prigent (lectures)
Jean RENAUD: La matière syllabique
Jean-Pierre BOBILLOT: La "voix-de-l'écrit": une spécificité médiopoétique


Lundi 7 juillet
Matin:
Conclusions et départs.

jeudi 27 mars 2014

Plumes d'autrui : les bibliothèques de Grand-mère Quéquette et Demain je meurs, par Typhaine Garnier [Recherche - 2]

Plumes d’autrui

les bibliothèques de Grand-mère Quéquette et Demain je meurs




L’écrivain, comme dit Michaux, a affaire au « rythme des autres ». Version Prigent : « on n’est pas seul dans son estomac » (Demain je meurs, Paris, POL, 2007, p. 23). À la fois subie et orchestrée, cette diversité polyphonique n’est qu’un aspect du vaste recyclage qui est depuis les débuts au principe de l’écriture de Prigent. Celle-ci cherche en effet, contre l’illusion d’un rapport direct au réel ou à l’intime, à exposer et accuser le caractère médiat de notre rapport au monde. Prigent n’a cessé d’insister sur ce point : le sujet de l’écriture « n’est pas la vie nue, la pure substance de l’expérience, un monde indemne de langage », mais « la vie en tant que toujours-déjà, et de part en part, symbolisée. C’est-à-dire parlée par des récits, composée par des images, pensée par des savoirs ».i Pour une sensibilité particulièrement nourrie d’œuvres picturales et littéraires, il ne peut y avoir de représentation juste de l’expérience sans intégration de ces multiples prismes à travers lesquels le monde lui apparaît.

Dans les derniers romans, certaines de ces présences étrangères sont signalées par des « indices ». Il peut s’agir d’une référence à l’auteur (l’indication « en style marotique » conclut par exemple la réécriture d’une épigramme de Marot, Grand-mère Quéquette, Paris, POL, 2003, p.116), au titre (« c’était bucolique » referme la réécriture du début de la première Bucolique de Virgile, GMQ, 305) ou encore à des personnages de l’œuvre convoquée (par exemple les Rannou de La Charlézenn d’Anatole Le Braz, GMQ, 115). Indice plus discret, la seconde réécriture de Britannicus (« Pensée illico […] avec du retour vers les incipits : quoi ! tandis que Bibi s’abandonne au sommeil », GMQ, 277) invite à relire plus attentivement l’incipit du roman, où le vers de Racine était nettement plus défiguré : « Quoi !!!!!!!!!!!!! / Tu dis que ?…………………Nerfs ? / On sapant ?????? Tonnes ????? D’eau ????? Soleil ????? » (GMQ, 11). Et bien sûr on notera la présence des indications bibliographiques à la fin des deux romans (la « bibliographie succincte » de Grand-mère Quéquette suit même le découpage du roman en sept parties).
Il suffit de parcourir ces bibliographies pour voir que Prigent ne s’impose aucune restriction quant à l’époque ou à la « dignité » (culturelle, intellectuelle, esthétique) des matériaux susceptibles de venir nourrir l’écriture. « Les proses sont des éponges capables d’absorber »ii aussi bien Pline ou le « Cantique des cantiques » que « Perrine la servante » ou « Bonjour ma cousine ».iii En réalisant ainsi l’ambition rabelaisienne de « fécondation réciproque » de la culture savante et de la culture populaireiv, l’écriture trace en même temps un autoportrait culturel. Elle se fait le reflet d’un univers intellectuel singulier, marqué par l’influence de deux bibliothèques : celle de la mère, fréquentée enfant (« la comtesse de Ségur, Jules Verne, Jack London, Fenimore Cooper, les feuilletons populaires et les bandes dessinées du début du XXe siècle »), et celle du père, découverte plus tard (« bibliothèque gréco-latine, écrits politiques et «grands classiques » »… plus quelques « modernes »).v
L’effet comique produit par le caractère disparate des références est souvent accentué par une savante hybridation d’hypotextes hétéroclites. Ces compilations intertextuelles produisent des « monstres » littéraires, comme cet art poétique parodique où l’on passe sans transition de Du Bellay à Boileau puis Rabelais :
Tout concitoyen […] ne vomira plus de fond d’estomac paroles de boue comme les ivrognes, ni ne les étranglera de gorge comme grenouilles, […] mais fera patois en grandeur de style, mots magnificents, sentences gravées, audace et variété des figures et autres lumières – en bref : énergie et cet esprit que les vieux Latins, m’a dit mon papa, nommaient genius et c’est bonne mesure pour goûter d’oreilles. Et lettres aux amis, requête aux impôts, odes et virelais pour la bonne amie, […] il les remettra sans cesse au métier, souventes fois les limera et à la manière des ours, à force de lécher, leur donnera forme en façon de membres avec le limpide et bonne grammaire et les élégances. (GMQ, 164)

Parodia sacra et carnaval des classiques

Chez Prigent le dialogue avec la bibliothèque s’établit pour une grande part sur le mode de la carnavalisation. Rabaissement systématique du spirituel au matériel et du métaphorique au littéral, suspension momentanée de l’intelligence et du savoir historique : la réécriture se présente alors comme une lecture ostensiblement idiote de textes prestigieux. Comme tous les textes fondateurs, la Bible constitue pour la parodie une cible privilégiée.vi Les références bibliques abondent dans Grand-mère Quéquette : découpage du roman selon les heures liturgiques, réécriture carnavalesque des psaumes de pénitence (p. 149), parodie des prophéties apocalyptiques (p. 153-157), etc. Dans Demain je meurs, le deuxième chapitre évoque la question du rapport au père à travers la parodie d’un passage de l’Apocalypsevii et le développement bouffon des troisième et quatrième Commandementsviii. La parodie repose principalement sur la transposition en registre familier et l’ actualisation incongrue de l’hypotexte par l’emploi d’un jargon technologique moderne :
La voix : à bas la pierre modelée chair ! À bas les corps figés en plâtre ! À bas types en bronze, albâtre ou airain ou PVC sulfurisé ! À bas quidams en argile, mecs et meufs en stuc […] ! Prosterne pas devant aucune statue, […] dont celle de ton père en militaire sur son dada […] T’agenouille jamais devant mannequins coutelés en bois ou fondu métal ou coulé plastique ou thermoformés en celluloïd ni reconstitués par spectre hologramme ou effet spécial 3D sur console. (DJM, 23-24)
Même rabaissement trivial du sacré dans cette compilation parodique d’épisodes de l’Exode :
Et si c’est la manne de rosée que crache celui qui sait tout, ou son délégué, comme grenadine ou la menthe à l’eau par les meurtrières ou mâchicoulis du donjon des nues, ça va avant tout gadouiller ma raie peignée au milieu et je vois déjà mère qui furibarde. Ou s’il libérait de son colombier cailles, pigeons ou merles ou même sauterelles, termites ou criquets pour te satisfaire les appétits ? Crains plutôt la merde : piafs ça chie beaucoup […] (DJM, 22)

Mais plus encore que de textes sacrés, l’écriture se nourrit de cet autre terreau naturel de la parodie qu’est le panthéon littéraire. Sur ce « versant ensoleillé » de l’intertextualitéix, les réécritures sont aisément perceptibles pour qui « connaît ses classiques » (ses anthologies de littérature), d’autant plus qu’elles se limitent souvent aux débuts et fins de textes célèbres. Elles mettent en œuvre les mêmes procédés de carnavalisation que la parodia sacra, dont le principal est la trivialisation stylistique et thématique du modèle. C’est ainsi que la « Chanson d’Aimé (enfant) » traduit Lamartine en version comptine : « Ah, pouce ! / Pédale douce, / Vitesse du temps ! / Attends ! » (DJM, 102). Dans le « refrain en autoportrait » chanté par le héros de Grand-mère Quéquette en proie à une crise mystique, la « terrasse » où prie le saint des Illuminations (« Enfance, IV ») devient une vulgaire « paillasse » (« Je fais le saint sur ma paillasse »). Puis, couronnant la crise, la célèbre exclamation du Spleen de Parisx est ramenée à un registre plus quotidien : « n’importe où, pourvu qu’hors du monde. Autre : partout sauf ici où ça pue cuisine. » (GMQ, 43). Dans l’épisode du passage du Tour de France, l’habit du gros « moinillon » venu acclamer les héros ressemble singulièrement à celui du « mendiant » de Hugo (« Sur sa bure on voit des constellations mais ce sont étoiles de giclées graillon. », GMQ, 212), et, lors d’une crevaison, on reconnaît « l’Albatros » sous le costume cycliste :
Et que ça claudique au bord du fossé, avec la démarche comme sur des cocos. Géant de la route descendu bécane égale petit vieux à l’os arthritique. C’est à cause surtout, m’informe Grand-mère en veine de technique, des plaquettes fixées pour les cale-pieds sous leurs escarpettes de compétition. Le poète l’a dit : les pompes de géant empêchent de marcher. (GMQ, 228)
La parodie procède parfois à la réduction radicale du modèle. C’est ainsi par exemple que « La conscience » d’Hugo se trouve malicieusement réduite à l’essentiel :
Tu y verrais […] l’œil seul, l’œil unique, le soleil en haut, pareil en bas, vissé au nadir dans la coupe de vase comme en fond de tombe et pendu au croc du zénith des cieux. Il te forcerait à voir en dedans de toi comme dehors partout et il te dirait : qu’as-tu fait de ton père ? (DJM, 223)
Inversement, c’est un Britannicus vidé de son contenu que se récite le narrateur de Grand-mère Quéquette, qui ne retient de la tragédie que les deux premiers et le dernier versxi : « quoi ! tandis que Bibi s’abandonne au sommeil, faut-il qu’ils soient tous là à guetter son réveil, et que Pluton au ciel cochonne les abîmes, sur le parage où flotte odeur de sang de crime ? » (GMQ, 277).

La bibliothèque latine est elle aussi familièrement revisitée. On reconnaît par exemple un pastiche d’Ovide  dans la métamorphose de la 2 CV en hyène fétide :
Là où fut capote, peliçon advient, on sait pas encore si décapotable. […] L’essieu huile ses coudes, le pneu déchiquète : tiens, voilà dla patte avec de la griffe pas en caoutchouc. Là où furent phares, gare ! : crocs jaunes d’après festins, ivoires oints de pourri. (GMQ, 82-83)
Plus loin, Prigent complète un tableau champêtre avec le début de la première Bucolique de Virgilexii, dans une transposition vaguement homophonique : «  Plus haut sont des scènes de vie pastorale dans l’air agricole et Tityre patule pittoresquement sous tegme de fage : c’est très reposant. » (GMQ, 100). Le même texte fait ensuite l’objet d’une réécriture moins reposée (c’est une lettre de Trochon à Mona), mélange de transposition homophonique du texte latin et de parodie carnavalesque :
Sous les fleurettes, de la pastourelle dit qu’il lui propose de la mener nue (deux fois souligné) au frais du bocage et que comme gage c’est d’oser paraître au petit berger ému du pipeau. Puis avec l’infant de se patuler sous le flegme ami d’un fage empourpré par ces voluptés. Après : le babil et agaceries dans les aiguillettes, sous l’œil amoureux de Trochon son Pan à elle en privé, pas loin dans la haie grimé en mouton. (GMQ, 305)

Bien évidemment, une telle désinvolture envers les « maîtres » ne s’explique pas uniquement par le goût de la provocation (qui cela pourrait-il choquer ?). La parodie potachique chez Prigent n’a pas non plus d’intention critique : le rire ne s’exerce pas aux dépens du texte parodié mais naît du contraste entre l’hypotexte noble et la langue triviale et anachronique de l’hypertexte. À l’inverse, l’idée selon laquelle la parodie, loin de détruire, renforce et consacre le modèle n’est pas plus pertinente ici. La relation parodique chez Prigent est plus complexe, dans la mesure où la réécriture carnavalesque a justement pour ambition de dépasser cette « consécration » pour produire une véritable « réanimation » des œuvres parodiées. Il s’agit, par la distorsion parodique, de défamiliariser les classiques et de faire en sorte qu’ils continuent à travailler l’écriture et à être travaillés par elle.xiii À propos de l’utilisation de tableaux dans ses romans, Prigent explique qu’il cherche à « déjouer la solennité » du modèle en le réanimant de façon farcesque.xiv Il en va de même avec les œuvres littéraires : la désacralisation est aimante, et la véritable cible de l’écriture est donc moins le corpus classique que la vénération stérile de ce corpus. Prigent tient d’ailleurs à distinguer sa propre relation à la littérature du passé de celle des spécialistes comme de celle qui caractérise selon lui les écritures « postmodernes ». S’il estime important de « continuer à lire les anciens autrement que dans une perspective universitaire archéologique »xv, il déplore par ailleurs dans certains aspects de la littérature contemporaine une perte de « profondeur » dans la pratique de la réécriturexvi ainsi qu’une tendance au déni de l’héritage.

Salut les intimes


À côté du jeu carnavalesque avec les références religieuses et les auteurs consacrés, le dialogue se noue également avec ces auteurs qui, par la forme ou l’esprit, ont stimulé le désir d’ « en faire autant ». Ainsi s’installe dans les romans de Prigent une bibliothèque personnelle – celle des « modernes » que le fils livre aux foudres du père fictionnel dans la « leçon de littérature »xvii. Il peut s’agir de modèles d’écriture parodique : on a alors affaire à des réécritures doubles où la parodie de textes sérieux s’écrit à la manière de Rabelais, Jarry ou Queneau. Dans l’épopée des « Douze », par exemple, la parodie de la poésie communiste prend l’accent de la poésie mirlitonnesque de Jarryxviii (« Un intermède épique à Saint-Brieuc-des-Choux./ Le monde entier parvient même au fond de ces trous. », DJM, 71) et du Queneau de Chêne et chienxix (« Ton père en ce temps-là était adjoint au maire […] / Emilienne activait au Secours populaire », DJM, 83). Ces deux « maîtres » du décervelage sont par ailleurs fréquemment convoqués : « La passion considérée comme course de côte » (qui figure dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton) est un hypotexte privilégiéxx ; dans Demain je meurs, le début de l’ « intermède 1 » (à la « Fêt’ de l’Aub’ nouvelle ») xxi rappelle malicieusement la « chanson du décervelage » (en surimpression du « défilé » de Boris Vianxxii). L’affreux sadisme des bonnes gens dans Grand-mère Quéquette connaît des raffinements typiquement ubuesquesxxiii :
Mais pour que la fête soit complète, faudrait ouverture avec braillements et cris de navrés comme auparavant sous tenailles et fers ou un temps sur roue avec cassage d’os et distraction des jointures de membres par trait de roncin : ça serait bien bon […] (GMQ, 117)
Les élucubrations métaphysiques de comptoir à la Queneauxxiv, les désopilantes verbigérations spéculatives de Brissetxxv et les zuteries rimbaldiennesxxvi complètent le programme de cette « cure d’idiotie ».
La bibliothèque personnelle dont se nourrissent les romans de Prigent n’est pas cependant entièrement bouffonne. Un autre Jarry, celui de l’Amour absolu, s’invite par exemple dans ce paysage aux janiques « renforcées d’abeilles pour piquer plus dur » et fougères « avec les pustules d’orange au verso » (DJM, 18).xxvii La Bretagne littéraire de Prigent porte aussi les traces de Louis Guilloux, dont les personnages et les drames « défilent » dans cette vue de la baie de Saint-Brieuc à vol d’ULM :
T’es là, mêmes endroits, figures ça défile. Tu entends Maïa, Maïa la goton, après le suicide, crier : « Quê qu’t’as fait là ! Pour de quoi ? » […] Arrache. Décolle. Survol toute vitesse en panoramique. […] Piqué sur Palante, la petite bicoque vers la Croix-Pichon. Vol plané grand large sur falaises d’Hillion, les grèves, la Granville. Un coup de fusil : Palante pantelant, collé dans la vase. Rase-motte ULM : Pigeon-Blanc, maçons, les compagnons. (DJM, 170)
Lexicalement, thématiquement, rythmiquement, Rimbaud est quasi omniprésent. Conséquence d’une imprégnation profonde, il s’agit d’une forme d’intertextualité non concertée, c’est-à-dire qu’elle ne consiste pas dans la transformation délibérée et massive d’un autre texte mais fonctionne par réminiscences et signaux. On retrouve par exemple dans Grand-mère Quéquette la « nichée » de chiens de l’ « Alchimie du verbe » (GMQ, 86), les « barbes d’épis » des « Assis » (GMQ, 188) et la « hyène » d’Une Saison en enfer (« Tu resteras hyène, récrie le démon », GMQ, 88). On entrevoit le « paysage » de « Mes petites amoureuses »xxviii, décomposé et recomposé autrement : « Ces pâles hydrolats s’en vont en paresse vers le haut du fond où bleu bave beige dans vert pâlichon et réciproquement. » (GMQ, 100). Mais c’est aussi toute la comédie de la régression (l’aspiration à l’animalité ou à la fusion avec la matière), thème récurrent chez Prigent, qui révèle l’inspiration rimbaldienne.xxix Réponse bouffonne à l’interrogation de « Mauvais sang » (« Quelle bête faut-il adorer? »), l’ « éloge du cochon » dans Grand-mère Quéquette (p. 139-140) joue ainsi la farce de la fascination pour la condition animale. Même jeu dans Demain je meurs, lorsque l’enfant reprend haleine au bord du Doux-Venant. L’écriture compile ici plusieurs poèmes de Rimbaud : cela commence par une amplification du « Mangeons l’air » des « Fêtes de la faim » : « Enfin de l’air. […] Salut, dehors ! Re-bonjour espace ! Un godet, une tasse , tout un bol : goinfrons ! » (p. 206). Viennent ensuite des bribes de la « Comédie de la soif » : « Va fondre où elle fond. Va où le ru gît au pied des osiers. Va où l’eau pourrit sous l’affreuse crème » (p. 208). Puis une réduction des « Fêtes de la faim » (« Hume, tâte et mange. La terre et les pierres. Les rocs, les charbons, le fer. Le venin des lis. », p. 209) se poursuit en parodie du « Dormeur du val » (« Poil des graminées. Aigre du cresson. Humm très bon. Colle face contre terre. Que la glèbe t’englobe. »), dont le premier vers déformé résonne au début de la « Chanson » : « La glèbe, c’est un trou / de vulve velue où » (p. 209).
Mais les « salut ! » vont aussi à Artaud (« ça sent l’être » xxx, GMQ, 27, 35), Beckett («Mais n’anticipons pas » ; « fin première bobine »xxxi, GMQ, 31, 48), Novarina (« Il le fait », GMQ, 56, 260), etc. Ce sont parfois les auteurs eux-mêmes que Prigent convie comme figurants dans son roman : sur la scène de Grand-mère Quéquette apparaissent ainsi, burlesquement travestis, un Cadiot déguisé en « Monsieur Karim, en fait c’est Olive, ou voire Olivier, en costume de planches devant et derrière, et lui compressé en sandwich dedans », suivi de Novarina (« le ptit Valère, mioche savoyard qui corne son babil de classe dangereuse pour nous astiquer âtres et cheminées », GMQ, 102). S’ils n’apparaissent pas sur la scène de la fiction, Breton (« Dédé Breton », GMQ, 54) et Jarry (« l’oncle Alfred », GMQ, 226) sont traités avec la même familiarité.

L’écrit qui ne colle jamais


Envisagée à présent dans ses rapports avec le projet narratif, la réécriture s’enrichit de nouveaux emplois. Comme les tableaux, les textes étrangers viennent parfois lancer ou relancer le récit, en le faisant avancer « sur des bases autres que mimétiques ou expressives».xxxii C’est ainsi que Grand-mère Quéquette est « lancé » par une distorsion du premier vers de Britannicus. Les textes extérieurs sont des «réservoirs de figures, de sensations, de scènes »xxxiii  convoqués pour reformer l’expérience et la rendre étrangère : le « vécu » est retaillé selon d’anciens patrons présentant une certaine affinité avec les motifs biographiques. Bien plus que l’intertextualité sous forme de clins d’œil et de citations ponctuelles, ce recyclage donne lieu à des réécritures assez étendues.
L’entrée en scène de Mona-Aurore, dans Grand-mère Quéquette, est ainsi une transposition burlesque de « La Charlézenn » d’Anatole Le Brazxxxiv. Les Rannou du récit original sont devenus les frères Blivet et l’innocente Marguerite Charlès « l’onzelle Aurore », dont le portrait est recomposé à partir d’éléments tirés du texte de Le Braz :
l’œil pur couleur d’avril, teint clair couleur de mer. S’en sauve souple et belle comme sainte de chapelle, cavale sous crinière de buisson ardent flammée de violine avec dessous des dents d’éclat de dix-huit ans et du relief ou c’est épatant surtout vers l’avant […] et son pas sonne gai sur le granité malgré la bouillasse […]. (GMQ, 111, nous soulignons)
La réécriture procède à des dégradations stylistiques qui trivialisent et modernisent l’hypotexte : « on salue la meuf » « moumoutée d’hyacinthe », « l’héroïne sex bomb dla paroisse » (GMQ, 111). Sous ce travestissement stylistique, néanmoins, les passages retenus sont suivis d’assez près : le fléchissement de Mona, par exemple, est une traduction fidèle (en « langue Prigent ») du texte original.xxxv
Plus loin, Prigent met en scène le questionnement identitaire à travers la parodie d’un épisode de Perceval, avec la grand-mère dans le rôle du noble chevalier. « Pas neuf, le gag » (GMQ, 174), donc, mais le texte de départ est ici considérablement augmenté dans une amplification bouffonne qui en déploie les potentialités comiques.xxxvi L’interrogation qui commence comme suit s’étend sur près de deux pages :
T’es qui, dit Grand-mère par espièglerie, toi qu’on voit passer parmi le lopin ? Quoi comme galopin ? […] Suite de l’interpelle : qui t’es, chiffonnier ? Nomme-toi, petit pomme ! Parle ! Déclare matricule ! Arbore abattis avec numéro ! On t’appelle qui ? Courage le Kiki ! (GMQ, 173-174)
Au lieu des trois noms mentionnés par un Perceval plutôt sûr de lui, la réponse du « Bibi déconfit » s’étend comiquement par une prolifération délirante des identités :
Grand-mère, je sais pas. [...] Chiffonnier c’est moi. Romano pareil. Galopin souvent. Untel par temps d’inadvertance. […] Pot’ coz ou Vri-tongn péjoré Vri-lous parmi les Bretons. Et, ad libitum : Monfils, Monfiston, Monfi, Lefrangin. C’est d’un compliqué, tout ce dérapé des identités ! Sans compter les suites, paraît, même après. Mon ci ou mon ça (chéri, con, vieux, amour, cochon, salaud, lapin…). Papa si j’ose le pas. Tonton par induction. Patron, rêvons-pas. Maestro, c’est trop. Papy on se calme. (GMQ, 174-175)
Dans Demain je meurs, le conte du Graal fournit la trame d’un autre récit de rencontre : celle des futurs parents du narrateur. Ici Prigent emprunte au conte également sa langue, la parodie se doublant donc d’un pastiche d’ancien français. Chrétien de Troyes donne l’incipit : « ce fu au tans qu’arbres foillissent et le oisel en lor latin au matin cantent doucement. » (DJM, 302). S’ensuit une série de substitutions comiques : Emilienne dans le rôle de Perceval « guerpit sa maison » pour « querre un ostel u herbergier ». Dans le rôle de la « veve dame » on trouve « Dame vedve Bœuf, nee Juliette Larose », propriétaire de l’appartement à louer, où Emilienne rencontre le beau « bachelier Aimé, l’ueil bloi, meche blonde en bataille». Un second hypotexte se glisse alors à la suite du premier : il s’agit toujours de l’histoire du Graal, mais dans la version de Robert de Boron, à qui Prigent emprunte quelques formules pour conter l’ « enamorment » d’Aimé et d’Emilienne.xxxvii
Sur le même principe, l’entrée en scène de Louis Guilloux (p. 171) transpose et réagence les éléments d’un hypotexte célèbre : l’évocation des visites de Swann au début de la Recherche du temps perdu.xxxviii En faisant passer le verbe « arroser » d’un emploi figuré au sens propre et en l’associant aux « rosiers » évoqués plus loin, Prigent remplace « le grelot profus et criard qui arrosait […] de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne […] qui le déclenchait en entrant « sans sonner » » par : « qui tire la cloche, il prend toute la flotte des rosiers en voûte qui ornent au-dessus. ». Au geste que fait la grand-mère (chez Proust) pour réarranger les rosiers, comparé à celui d’ « une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis » fait écho cette remarque sur la chevelure du visiteur : « Sonne donc, le clampin, c’est shampoing gratuit : ça fera pas de mal à ta tignasse. ». Si Prigent allège ironiquement la phrase proustiennexxxix, dans l’annonce de l’identité du visiteur il allonge au contraire l’épisode :
C’est le pillouër, l’arsouille, le clodo, avec sa bouffarde et sa grande écharpe genre Aristide Truc, le roucouleur nul pour les parigots. » Mais encore, Mémé ? « Vous savez bien qui : çui qui pose bohème et pond du bouquin sur le populo pour divertir les aristos.xl
L’accueil est singulièrement dégradé par rapport à celui que l’on réservait à Swann : au lieu d’une grand’tante « toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin » et « parlant à haute voix » par politesse pour le visiteur, c’est une grand-mère qui « file bouder sur ses botocoats dans son officine, avec ronchonné en parler breton sur les fréquentations ». Et au lieu d’un narrateur allant dire « qu’on apportât les sirops » : « Maman renfrogne sec : faut sortir les tasses. » Dégradation, aussi, dans l’apparence du « client » : « cache-nez de rapin, longues mèches Jésus-Christ ou façon artiste en sous-préfecture […]. »xli Enfin, précision intéressante : Prigent affirme n’avoir aucunement pensé au texte de Proust en écrivant ce passage.xlii

Une autre facette de l’intertextualité est celle qui a trait à l’identité générique des œuvres convoquées. Le passage de Grand-mère Quéquette constitué d’une juxtaposition de débuts et fins de tragédies de Racinexliii met en évidence la durée tragique (une journée) choisie comme cadre formel du roman. De même, la parodie d’une formule du préambule des Confessions de Rousseau (« Je connais mon cœur : il plie, il s’étrécit. […] Et je sens les hommes : ils puent. », GMQ, 317-318) renvoie à la pratique d’une « écriture-confession », à laquelle le personnage de Trochon se livre effectivement dans ces pages. On retrouve ce phénomène d’auto-commentaire par la référence indirecte à un genre dans Demain je meurs avec l’allusion, au sein de la réécriture du Perceval, à la Farce de Maître Pathelin.xliv Cet hypotexte secondaire fait sens ici en tant que référence au genre de la farce (intermède divertissant entre les pièces sérieuses) et à la parodie de languesxlv, exercice auquel Prigent se livre à cet endroit du roman.
Enfin, l’intertextualité présente parfois une dimension que l’on pourrait qualifier de « stratégique » : c’est le cas lorsque, par un effet de pudeur, la parole pathétique est déléguée à l’hypotexte. Dans Demain je meurs, la cruauté prend ainsi souvent le masque de la parodie, comme dans l’aveu  de masochisme par « Héautontimorouménos »xlvi interposé :
Exposons pensées qu’il eut dans sa tête. […] Elles braillent dans ta voix, les criardes. Elles instillent poison dans ton sang. Elles sont la plaie et le couteau, la joue et le soufflet. T’as lus ça où donc ? Et tu te vois toi en moche au miroir où ces mégères te regardent. (DJM, 139)
Dans un esprit voisin, la chanson de Brel « Ces gens-là » vient apporter en sourdine à la scène du repas de « fête » chez les grands-parents une charge supplémentaire de pathétique et de noirceur :
Pas un pipe un mot. Bonsoir le bonsoir. Même pas un « te v’là ». […] Ou t’as oublié. […] Ils sont tous en train de goinfrer la soupe, au moins dans ta tête. Glou glou, slurp, gargouilles, au moins en écho dans ton cyclotron qui touille du pas bon. Ils disent rien, ils lapent, ça fait une cadence, voire une mélodie. Et tic-tac l’horloge comme basse continue. (DJM, 129)
Ultime détour,  la réécriture burlesque du conte breton de « Fantic Loho ou le linceul des morts »xlvii forme une digression qui, par la conversion du macabre en bouffonnerie, met à distance le tragique et désolennise la fin du livre. Pour autant, il ne s’agit pas d’une greffe totalement incongrue, car cette réécriture fait ainsi une place, à la fin du roman, à la matière régionale à laquelle Edouard Prigent (père de Christian) s’est intéressé à la fin de sa vie. La parodie burlesque est donc un détour paradoxalement pudique pour parachever le portrait du père, et le lui dédier, cette histoire de linceul servant de prologue à la dédicace finale :
Si Aimé criait […] : « Rends-moi mon linceul », tu lui rendrais pas : il n’y en a pas, tout fut consumé. Pourtant tu le rends, d’une autre façon : linceul c’est ce livre, on dira plus tard, on dira peut-être. (DJM, 356)

Grimant l’autre en soi-même ou retaillant le costume d’autrui, l’auteur de Grand-mère Quéquette et Demain je meurs jouit de « la puissance d’être à la fois soi et un autre»xlviii. Dans les cas de réécriture massive, il joue de toute la gamme des procédés caractéristiques des « genres officiellement hypertextuels » que sont, selon la terminologie genettienne, le travestissement burlesque, la parodie stricte, le pastiche satirique et le pastiche héroï-comique.xlix Mais l’intertextualité est aussi présente sous une forme plus diffuse. Souvent singulièrement composite et stratifié, le substrat intertextuel n’est pas formé uniquement de textes « suffisamment connus »l pour que le lecteur puisse percevoir tous les effets de réécriture. Tantôt ostentatoire, tantôt discrète voire quasi secrèteli, l’intertextualité dans les romans de Prigent établit une relation subtile aux modèles, les dimensions ludique (« carnaval des chefs-d’œuvre »), esthétique (goût pour l’hétérogène) et culturelle (brasser la mémoire de la littérature) du recyclage des textes n’étant nullement incompatibles avec des enjeux affectifs. L’écriture bricoleuse de Prigent porte ainsi la trace de multiples bibliothèques dont le caractère disparate est précisément ce qui, pour lui, fonde la paradoxale justesse de cette cacophonie.

i Christian Prigent, quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Paris, Argol (Les Singuliers), 2009, p. 153.
ii Ibidem., p. 182.
iii Cf. DJM, 329,238, 339  et GMQ, 213.
iv Selon l’analyse développée par M. Bakhtine dans L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, trad. A. Robel, Paris, Gallimard – NRF (Bibliothèque des idées), 1972.
v Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas, entretiens avec Hervé Castanet, Cognac, Cadex, 2004, pp. 46-47.
vi Cf. D. Sangsue, La Relation parodique, op. cit., p. 111. Dans le premier chapitre de son étude sur Rabelais, Bakhtine retrace l’histoire de cette tradition de la parodia sacra. Cf. L’Œuvre de François Rabelais…, op. cit..
vii « ils ne cessèrent pas d’adorer les démons, et les idoles d’or, d’argent, d’airain, de pierre et de bois », Apocalypse de Jean, 9.
viii « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre» ; « Tu ne te prosterneras point devant elles… ».
ix G. Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Seuil (Poétique), 1982, p. 16.
x « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! » (« Any where out of the world »).
xi « Quoi ! tandis que Néron s’abandonne au sommeil, / Faut-il que vous veniez attendre son réveil ? » ; « Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes ! », J. Racine, Britannicus, Paris, Gallimard, 1995, pp. 43, 126.
xii « Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi », Virgile, Les Bucoliques, I, v.1.
xiii Cf. Ch. Prigent, Salut les anciens / Salut les modernes, Paris, POL, 2000, p. 60.
xiv Ch. Prigent, Le Sens du toucher, Sainte Anastasie, Cadex, 2008, p. 18.
xv Cf. « L’incontenable avant-garde », entretien de Christian Prigent avec Fabrice Thumerel, disponible sur : www.libr-critique.com, série «Manières de critiquer», dossier «Avant-gardes, critique et théorie».
xvi « Le « moderne » ou même « l’avant-gardisme », ce n’est pas la table rase, c’est au contraire le lien maintenu (le lien amoureux : passionné et conflictuel) avec la culture, avec la bibliothèque : c’est l’idée du moderne qui véhicule et refonde la tradition. Naguère Jarry dialoguait avec Rabelais, Joyce avec Homère et Dante, Gadda avec Virgile, Ponge avec Lucrèce et Malherbe. Aujourd’hui Novarina dialogue avec la Bible. Verheggen avec Artaud. L’oubli du moderne est aussi oubli de cela et l’art post-moderniste a souvent transformé la profondeur substantielle de ce dialogue en un académisme de la citation et du collage superficiel. », Ch. Prigent, Ceux qui merdRent, Paris, POL, 1991, pp. 23-24.
xvii Cf. DJM, 181-189.
xviii « À Saint-Brieuc des Choux tout est plus ou moins bête,/ Et les bons habitants ont tous perdu la tête. », A. Jarry, « Saint-Brieuc des Choux », Ontogénie, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1988, p. 25.
xix« Je naquis au Havre un vingt et un février / en mil neuf cent et trois. / Ma mère était mercière et mon père mercier : / ils trépignaient de joie. », R. Queneau, Chêne et chien, Paris, Gallimard (Poésie), 2008, p. 31.
xx On relève en effet de nombreux clins d’œil à ce texte : « on voit golgotha : Tour de France égale tour dur de souffrance où couronne d’épines c’est pneu avec clous. » (GMQ, 210) ; “on guette des gambettes qui bourrent des flancs métalliques en tenant mulet fort par les oreilles. » (GMQ, 226).
xxi « Un dimanch’ matin / (c’est l’été), / On s’est levé tôt, / on s’est s’coué. […] / On a mis sa bell’ / chemisette / Et sa culott’ bleue / la plus chouette. […] / Car c’est aujourd’hui / qu’on y va, / Avec maman, a / vec papa, […] Sur son trente et un / d’apparat. » (DJM, 147).
xxii « Un beau matin de Juillet le réveil a sonné dès le lever du soleil / Et j’ai dit à ma poupée faut te secouer c’est aujourd’hui qu’il pa-as-se », « Le défilé ».
xxiii « torsion du nez, arrachement des cheveux, pénétration du petit bout de bois dans les oneilles, extraction de la cervelle par les talons, lacération du postérieur, suppression partielle ou même totale de la moelle épinière», Jarry, Ubu roi, Tout Ubu, op. cit., pp. 123-124.
xxiv Dans DJM, la « leçon » de métaphysique sur l’âme, pp. 247-249.
xxv « « Qu’ai, qu’ai-je ? Qu’ai que c’est ? Quèque c’est ? C’est que ce ! C’est qu’c’est ! Sec, le sexe ! […] Qué qu’es te ? Quéquette ! » (GMQ, 177).
xxvi « Que rien par mon fait ne produise plus qu’émanations ou explosions ! » (GMQ, 151). Le « Rêve » de Rimbaud (inclus dans une lettre à Delahaye du 14 octobre 1875), commençait ainsi  : « On a faim dans la chambrée – / C’est vrai… / Émanations, explosions. ».
xxvii Jarry écrit : « Les genêts plus bénins, mais artificiellement renforcés d’abeilles. » ; les fougères « fourrées de pustules », Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien, suivi de L’Amour absolu, Gallimard (Poésie), 1980, pp. 135, 136.
xxviii « Un hydrolat lacrymal lave / Les cieux vert-chou / Sous l’arbre tendronnier qui bave ».
xxix « l’âme bestiale ça sonne dans la cloche qu’ont dans leur bidoche comme bourdon farouche de cent sales mouches […] c’est très mauvais sang, vice et pourriture et peinture idiote » (GQM, 146).
xxx « Là où ça sent la merde, ça sent l’être », Artaud, « Pour en finir avec le jugement de Dieu ».
xxxi formules de En attendant Godot et de La Dernière Bande.
xxxii Christian Prigent, quatre temps, op. cit., p. 136.
xxxiii Ch. Prigent, Le Sens du toucher, op. cit., p. 22.
xxxiv A. Le Braz, La Charlézenn, Vieilles histoires du Pays breton, Rennes, Terre de Brume, 1999.
xxxv « Son sourire traviole, zygomatique crispe, elle moufte que rien en langue aux Blivet […]. Mais dedans : gamberge et méditatif. […] Mais on sent au fond comme un clapotis d’ondes de pourquoi-pas-après-tout-faut-voir : marquise de la mouise c’est pas si déchoir. » (GMQ, 126-127). Chez Le Braz : « Tout d’abord elle n’avait écouté les paroles de Kaour qu’avec ennui, le front plissé, l’air méfiant et sombre. Pais peu à peu elle y avait pris intérêt. Finalement, à l’idée de vivre parmi ces hommes simples, dans la grande forêt pacifique et profonde comme une église immense, son cœur s’était fondu. », La Charlézenn, op. cit., p. 34.
xxxvi L’épisode chez Chrétien tient en effet en une quinzaine de vers. En voici une traduction en français moderne : « Mais je t’en prie, apprends-moi par quel nom je t’appellerai. -Seigneur, je vais vous le dire : je m’appelle Cher Fils. – Cher Fils, c’est ton nom ? Je suis persuadé que tu as aussi un autre nom. -Seigneur, par ma foi, je m’appelle Cher Frère. –Oui, oui, je te crois, mais si tu acceptes de me dire la vérité, c’est ton vrai nom que je veux savoir. -Seigneur, je peux bien vous dire que mon vrai nom est Cher Seigneur. – Grand Dieu ! voilà un beau nom. En as-tu un autre ? – Seigneur, non, et jamais assurément je n’en ai eu d’autre. », Ch. de Troyes, Perceval ou le Conte du graal, trad. J. Dufournet, Paris, Garnier-Flammarion, 1997, pp. 55-57.
xxxvii Par exemple : « plus bele demisele que oncques fesist Nature » ; elle « l’enama molt durement en son cuer » ; « molt en fu liee » (DJM, 303). Cf. Robert de Boron, Le Roman du Graal, Paris, 10/18, 1981.
xxxviiiCf. Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1965, pp. 17-18.
xxxix Prigent : « visite c’est pas souvent » / Proust : « Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray » ; Prigent : « Sonnette à la grille.» / Proust : « nous entendions au bout du jardin […] le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers ».
xl Proust : « « Une visite, qui cela peut-il être ? » mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann ».
xli Proust : « on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant ».
xlii Ce qui donne à penser sur la puissance de certaines imprégnations, ajoute-t-il non sans beaucoup d’ironie (entretiens des 14 décembre 2012 et 7 janvier 2013 à Saint-Brieuc).
xliii « Début tragédie dès sauté du lit, épilogue compris : Quoi ? / mon souvenir ! Quoi ? / crime ! Oui je viens / Père ! Oui / payer tes bienfaits ! Oui / ta rage avec ! Viens, suis-moi / douleur ! Arrêtons / hélas ! » (GMQ, 24).
xliv Dont proviennent le terme de « tribouilleries » (p. 302) et la formule « Marmara carimari carimara » (p. 304).
xlv Pour tromper le drapier venu réclamer son argent, Pathelin simule la maladie et délire en plusieurs langues.
xlvi « Elle est dans ma voix, la criarde ! / C’est tout mon sang, ce poison noir ! / Je suis le sinistre miroir / Où la mégère se regarde. / Je suis la plaie et le couteau ! / Je suis le soufflet et la joue ! », Les Fleurs du mal et autres poèmes, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 99.
xlvii F-M. Luzel, Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, Presses Universitaires de Rennes – Terre de Brume, 2001, pp. 369-372.
xlviii Baudelaire, « De l’essence du rire », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, t. II., 1990, p. 643.
xlix Cf. G. Genette, Palimpsestes., op. cit., pp. 29-30.
l Genette remarque que l’œuvre parodique s’en prend « comme il va de soi » à des textes « suffisamment connus pour que l’effet soit perceptible », Palimpsestes, op. cit., p. 40.
li On trouve par exemple dans Demain je meurs des références au livre d’Édouard Prigent sur Louis Guilloux (Louis Guilloux, Presses Universitaires de Bretagne, 1971). Le titre du chapitre 8, « géographie pathétique », est une expression tirée de ce livre ; l’évocation de la vie d’Aimé enfant au lycée (p. 103) reprend un passage de la biographie de Guilloux par Édouard Prigent.